Quelques jours de la vie d'un chauffeur de poids lourds mutique et solitaire qui, traversant la campagne post-soviétique profonde, découvre un monde de violences et de folies qui l'entraine et l'envahit comme dans un cauchemar ... il croise plusieurs personnages, tous également fantomatiques : un ancien militaire, une jeune prostituée, des flics corrompus... Où s'arrêtera son voyage énigmatique ?
Interview du réalisateur publiée par le distributeur ARP Selection
Il y a de nombreuses ramifications dans 'My Joy', et toutes les histoires que vous racontez ont l'air vraies. Le sont-elles vraiment ? Et comment les avez-vous réunies ?
En tant que documentariste, j'ai traversé la Russie de long en large depuis 1997, m'arrêtant principalement en province. On conduisait de Saint-Pétersbourg à l'Oural et, bien sûr, après chaque périple on revenait avec plein d'anecdotes. Parfois elles arrivent d'elles-mêmes, quelqu'un vient vous parler comme ça, sans raison, et parfois vous vous retrouvez directement impliqué. Vous vous arrêtez pour prendre une photo de quelqu'un et le dialogue s'enclenche. Très vite cette personne vous raconte sa vie. Au bout d'un moment, j'avais recueilli suffisamment de matière pour en faire un film.
Le titre 'My Joy' est incongru pour ce film.
Quand j'ai commencé à écrire ce scénario, mon intrigue principale reposait sur un chauffeur qui se met en route avec un chargement de farine et qui se retrouve coincé au milieu de nulle part. Il se fait tabasser et se réveille dans la maison d'une femme étrange. Il tombe amoureux d'elle, vend sa farine et son camion. Et puis elle disparaît. C'est une histoire vraie. Il commence à vivre comme un clochard, il n'arrive pas à retrouver sa vie d'avant. D'autant qu'ayant vendu un camion qui ne lui appartenait pas, il est devenu un criminel. À l'origine, j'avais conçu une fin sentimentale où il continuait à penser à cette femme, en rêvant qu'elle revienne un jour. Le titre correspond à cette idée de départ. Mais, une fois appliqué à la version finale, c'est d'une ironie plus qu'amère. Je voulais faire un film d'amour mais comme ça arrive fréquemment avec les Russes, quel que soit votre projet, vous finissez avec une Kalachnikov.
Les personnages que vous décrivez semblent perdus, ils cherchent sans arrêt leur chemin.
Le réseau routier russe est conçu comme un arbre, partant des grandes villes pour aller vers les petites villes, puis les villages et enfin les hameaux. Mais de là, il n'y a aucun moyen d'aller plus loin, sinon faire demi-tour. Il est par exemple tout à fait possible que vous connaissiez un autre village à cinq kilomètres, mais qu'aucune route ne le relie. Le premier village peut très bien appartenir à une circonscription différente du second et, du coup, la seule manière de s'y rendre est de repasser par la ville la plus proche.
Ces routes sont le reflet d'une structure mentale, de modes de pensées. Il y a un centre et, tout à coup, on trouve une grappe de petits points dont on considère qu'ils n'ont pas la moindre incidence. Il n'y a qu'une seule route qui les relie au centre. Il y a cette structure hiérarchique où seul un point est synonyme de vérité et tout le reste est complètement subordonné. Vous vivez à côté de quelque chose, mais vous ne le remarquez pas, vous ne le voyez pas. Il arrive régulièrement qu'on se retrouve nulle part à la fin d'une route. On appelle ça “L'impasse du diable”.
Vous avez quitté la Russie en 2001. Était-il indispensable de partir pour pouvoir écrire une telle histoire?
On m'a donné l'opportunité de déménager en Allemagne et je l'ai prise. C'est compliqué d'expliquer ce que l'on ressent quand on ne peut pas voyager comme on en a envie. C'est un sujet douloureux pour les gens qui ont vécu sous le régime soviétique. Jusqu'en 2001, je devais changer de passeport une fois par an : je passais quasiment deux semaines dans l'année à collecter les visas de différentes ambassades jusqu'à ce qu'il n'y ait même plus de pages disponibles et que je doive à nouveau changer de passeport. Je détestais ce système bureaucratique. Je fais le maximum pour me sentir le plus libre possible. Vivre à l'étranger et faire l'expérience d'un pays différent vous donne de nouvelles perspectives et un point de vue différent. Je ne peux pas dire que je vis en Allemagne depuis longtemps, disons que j'y passe environ deux à trois mois par an, le reste de mon temps étant consacré à voyager. D'autant que ces deux dernières années, j'ai passé le plus clair de mon temps en Ukraine pour préparer et tourner 'My Joy'. Partir m'a surtout permis de traverser les frontières.
C'est une histoire russe mais vous l'avez tournée en Ukraine.
Le film étant coproduit par une société ukrainienne, nous avions besoin de tourner en Ukraine. Sinon, j'aurais filmé en Russie et je crois que l'histoire en aurait bénéficié. Mais nous n'arrivions pas à trouver le financement nécessaire. Nous avons tourné au nord de l'Ukraine, près de la frontière russe. Nous étions évidemment à la recherche d'un lieu qui puisse ressembler à la Russie.
Vous mélangez des acteurs internationaux et des non-professionnels. Par exemple, comment avez-vous trouvé les trois paysans qui jouent dans la scène du vol ?
Ils viennent de l'endroit où on a filmé, un petit village qui s'appelle Shors. J'étais en train de conduire en plein milieu de l'hiver, en direction du village, quand j'ai vu deux hommes sur la route. Je me suis arrêté parce que - eh bien, ils ressemblaient exactement à ce qu'on voit dans le film, et ils étaient très joyeux. Complètement saouls. Ils dansaient au milieu de la route ! J'ai pris mon appareil photo et j'ai commencé à shooter. Je leur ai dit que j'étais en train de tourner un film d'amour. Ils ont ri pendant un bon moment et puis ils m'ont dit qu'ils aimeraient bien jouer dans un film d'amour.
D'un côté ils paraissaient très gentils, très heureux. De l'autre, il y avait quelque chose de dangereux qui émanait d'eux. Ils étaient restés gravés dans ma mémoire, mais on continuait à chercher des comédiens professionnels car je ne pensais pas qu'ils arriveraient à retenir les dialogues. Et puis ils étaient continuellement saouls ! Finalement, je suis revenu au mois de mars et j'ai commencé de manière très indirecte à les convaincre de nous rejoindre. Au bout de quinze répétitions, ils étaient prêts. Quant au troisième personnage, celui du muet, je l'ai découvert dans un autre village. Il n'avait pas d'adresse régulière, on devait souvent partir à sa recherche car il n'était jamais là où il était censé se trouver.
Le film semble suivre une structure très délibérée, quasi mathématique, reposant sur différentes strates - pouvez-vous nous en dire plus?
Ma tâche consiste à relier de multiples fils narratifs afin de dévoiler l'ensemble d'une même palette. J'ai donc besoin de créer une structure en m'aidant d'éléments bien particuliers. J’utilise des motifs récurrents comme la maison, les soldats ou des histoires différentes mais avec les mêmes personnages comme ce vieil homme qui apparaît au début et à la fin, etc... Si ces éléments sont présents tout au long du film et soutiennent la structure, ils communiquent aussi entre eux. Ainsi, il y a deux flashbacks, mais qui racontent la même chose. Dans le premier, le jeune lieutenant défend activement sa dignité. Dans le second, si le père est 'passif' en actes, il est 'actif' dans sa réflexion. Il dit qu'il est incapable de tuer. Le soldat lui demande : 'Que ferais-tu si l'ennemi était à ta porte ?' Pour le professeur, c'est une décision personnelle dont il porterait la responsabilité. L'officier n'arrive pas à comprendre ce concept de responsabilité, de tolérance. C'est peu ou prou ce qui s'est passé dans l'histoire russe. La possibilité d'écouter et d'accepter un point de vue différent, voire d'en faire coexister, était impensable. Cela a conduit à la destruction, à une dégradation et un appauvrissement de l'humanité.
Comment avez-vous pris contact avec Oleg Mutu, et qu'est-ce qui vous a poussé à le choisir comme directeur de la photographie?
Je cherchais un directeur de la photo et j'évoquais '4 mois, 3 semaines et 2 jours' comme référence. Mais je n'arrivais pas à trouver la bonne personne. Mon directeur de casting m'a finalement suggéré d'aller directement à la source. On a trouvé ses coordonnées sur internet, nous lui avons envoyé le scénario et il nous a tout de suite dit qu'il était intéressé. C'est à ce moment-là qu'on a découvert qu'il était né en Moldavie et qu'il parlait russe ; on n'en avait pas la moindre idée ! Lui et moi étions vraiment en adéquation. Son style est très proche du mien, il est extrêmement rigoureux. L'explication vient peut-être de notre passé de scientifique. Oleg c'est la physique et moi les maths. D'un côté ils paraissaient très gentils, très heureux. De l'autre, il y avait quelque chose de dangereux qui émanait d'eux. Ils étaient restés gravés dans ma mémoire, mais on continuait à chercher des comédiens professionnels car je ne pensais pas qu'ils arriveraient à retenir les dialogues. Et puis ils étaient continuellement saouls ! Finalement, je suis revenu au mois de mars et j'ai commencé de manière très indirecte à les convaincre de nous rejoindre. Au bout de quinze répétitions, ils étaient prêts.
Quant au troisième personnage, celui du muet, je l'ai découvert dans un autre village. Il n'avait pas d'adresse régulière, on devait souvent partir à sa recherche car il n'était jamais là où il était censé se trouver.
Vous donnez l'impression d'aimer contrôler les choses, pourtant le fait d'être documentariste a dû vous rendre plus spontané. En quoi le tournage de 'My Joy' a-t-il été différent de ce point de vue là ?
C'est une illusion ! Je contrôle tout. Dans un documentaire, quel que soit le sujet ou l'environnement dans lequel vous tournez, vous contrôlez la caméra, le cadrage, le son, le montage, le rythme. Un élément peut tout changer. Ce que vous filmez doit correspondre à l'idée que vous êtes en train d'échafauder. Cette idée est première et c'est ce qui donne son sens à un film.
En 2010, pour la première fois de son histoire, le cinéma ukrainien est représenté dans la sélection officielle du Festival de Cannes. C’est à Sergueї Loznitsa qu’incombe de concourir avec son premier long métrage My Joy. Jusque-là, les cinéastes ukrainiens ne s’étaient fait remarquer qu’à la Quinzaine des réalisateurs, notamment avec le film Rez-de-chaussée de Igor Minaiev, Le Lac des cygnes. La Zone de Youriï Illienko et La Désintégration de Mykhaïlo Biélikov.
Mathématicien de formation, Sergueї Loznitsa travailla quelque temps à Kiev comme cybernéticien et traducteur de japonais, avant de suivre les cours de réalisation du VGIK qu’il termina en 1997. Il réalisa ses deux premiers courts métrages en binôme avec son camarade d’études Marat Magambetov, passant du concept du numéro d’attraction, Aujourd’hui nous construisons notre maison(1996), à une œuvre élégiaque, La vie, l’automne (1998). Attaché au Studio des films documentaires de Saint-Pétersbourg, il enchaînera opus sur opus, perçus comme des docus-méditation, avec ses opérateurs attitrés, le Russe Pavel Kostomarov ou l’Ukrainien Serhiї Mykhaltchouk. L’univers filmophanique chez Loznitsa est celui des petites gens, soumises aux bouleversements économiques, sociaux et politiques : L’Attente (2000), La Colonie (2001), Portrait (2002) et surtout L’Usine (2004), véritable petit chef-d’œuvre impressionniste larguant aux oubliettes les docus de Dziga Vertov et autres bandes stakhanovistes. Loznitsa s’est fait surtout connaître par son documentaire Blockade (2005), un film de montage entièrement élaboré à partir de rushes longtemps tenus secrets du film de Roman Karmen Leningrad en lutte. C’est principalement dans ce film que l’on découvre combien l'architecture sonore joue un rôle prépondérant dans ses opus. Fasciné par le Grand Nord, Loznitsa réalisera encore Artel (2006) et, en 2008, Lumière du Nord (Les Films d'Ici, Arte France), un film d’une extrême beauté, tourné dans la nuit polaire. Puis avec Revue, son premier documentaire tourné et produit en Ukraine (2008), monté à partir de bandes d’actualités de propagande des années 50-60, il revisitera la vie des gens, avec ses privations et ses rituels absurdes, mais illuminée dans le même temps par l’éclat glorieux du communisme.
Grand admirateur de Robert Bresson, Loznitsa aborde la fiction avec un premier long métrage, My Joy, de prime abord hermétique et abstrus, mais en réalité d’une conception rigoureusement structurée à partir d’histoires glanées dans la Russie profonde. Cependant, il se voit refuser son financement par le Ministère de la Culture de Russie, et c’est grâce à sa rencontre avec Oleg Kokhan, premier grand producteur de l’Ukraine indépendante (notamment des films de Kira Mouratova), qu’il le réalisera en Ukraine, dans la région de Tchernihiv près de la frontière russe. My Joy (le distributeur français ARP Selection n’a pas cru bon de le présenter sous le titre Mon bonheur) cofinancé par l’Allemand Eino Deckert (Ma.Ja.De.) et le Néerlandais Joost de Vries (Lemming Film), sera distribué dans une vingtaine de pays. Loznitsa y a réuni une distribution internationale, avec le Bélarusse Viktor Nemets, les Russes Vladimir Golovine et Olga Chouvalova dans les rôles principaux, des comédiens non-professionnels rencontrés au moment des repérages, et a adjoint à son équipe technique l’opérateur roumain Oleg Mutu. My Joy est un road-movie qui conduit le héros au bout d’une route qui ne mène nulle part, à un cul-de-sac du diable, où la violence est omniprésente. C’est la Russie postsoviétique profonde, cauchemardesque, corrompue, vue par un documentariste chevronné. Certains critiques reprochent à Loznitsa d’avoir copié son sujet sur des films des années 90 et d’avoir tourné ce film avec une haine pour les hommes et la pourriture du monde, mais encore un film ukrainien antirusse. En fait, tout en usant de l’ellipse, du flash-back et de réminiscences, où les traumatismes du passé se mêlent aux blessures du présent, Loznitsa porte un regard sombre et très critique sur la réalité, en livrant une métaphore sur un pays en pleine crise existentielle et identitaire. Il dit ne pas penser à la Russie, mais à ses mythes, ainsi dans l’épisode où il verse son obole à la culture nostalgique de la Grande Guerre Patriotique. C’est le cas du vieil homme qui raconte au routier comment, tout juste lieutenant, il avait été berné, humilié, une nuit, dans une gare, par un autre militaire dont il avait décidé de se venger. Avec des images choc sur la décadence sociale et humaine, Loznitsa filme des anciens indics devenus policiers de la route, des conscrits déserteurs réincarnés en voyous rackettant les honnêtes gens.
Invité mystère de la compétition officielle du 63ème Festival de Cannes, Loznitsa affirme qu’il ne tourne ses films pour aucun pays. Les dollars pullulent dans le monde entier, pourquoi auraient-ils une nationalité ? Les films en compétition dans les festivals doivent-ils avoir une nationalité ? Toujours selon lui, aucune œuvre d’art ne relève de ce genre de classification. « Tourgueniev a vécu en France. Était-il pour autant un écrivain français, Nabokov – un écrivain suisse, Brodsky – un poète américain ? Les œuvres d’art ont une autre dimension : une tradition culturelle, par exemple. Cela a plus de sens que l’appartenance à tel ou tel pays », affirma-t-il dans une interview à Radio Liberty, le 12 mai 2010.
Loznitsa réalisa son deuxième long métrage en 2011, Dans la brume (Allemagne, Russie, Lettonie, Pays-Bas, Belarus), Prix de la FIPRESCI au Festival de Cannes 2012, adapté du roman de Vassili Bykov Dans le brouillard (éditions Albin Michel, 1989). Il prépare actuellement une fiction sur la tragédie de Babyi Yar en Ukraine. Sergueї Loznitsa, ou plutôt Serhiї Loznytsia, accordera-t-il sa préférence pour une nationalité à son film ? C’est la question que se pose le monde du cinéma en Ukraine au sujet de la personnalité du réalisateur qui vit depuis 2001 en Allemagne, mais travaille principalement en Russie et en Ukraine. Loznitsa est connu en France depuis 2004 grâce, aux États Généraux du Film documentaire de Lussas et à des collectifs d’associations (Strasbourg, Metz, Nancy, Marseille).
Lubomir Hosejko