La Chute des feuilles : Prix de la FIPRESCI, Cannes, 1968
Prix Georges Sadoul du meilleur premier film, 1968
Lundi matin : Silver Bear for Best Director, Berlin Festival, 2001
Biographie
Né à Tbilissi, en Géorgie le 2 avril 1934. Otar Iosseliani fait des études de musique (d’abord de piano puis de direction d’orchestre). De 1953 à 1955 il étudie les mathématiques et la mécanique à l’Université de Moscou. Il entre ensuite au VGIK (l’Ecole nationale de cinéma): il y reçoit l’enseignement d’Alexandre Dvojenko et de Mikhaïl Tchiaoureli. Son travail de fin d’études Avril est un moyen métrage de 50 minutes qui évoque le comique satirique de Jacques Tati. Le film inacceptable au regard du réalisme socialiste est interdit jusqu’en 1974. Déçu, Iosseliani songe à renoncer au cinéma. Pourtant il persévère, dans la veine qui lui est propre, à décrire le destin d’êtres atypiques, qui résistent avec désinvolture au conformisme social et la censure continue à sanctionner ses films.
Ainsi, La chute des feuilles, son premier long métrage, est retenu par la censure jusqu’en 1968. Puis Il était une fois un merle chanteur, tourné en 1970, n’est autorisé qu’en 1974. Il est présenté à Cannes par la Quinzaine des Réalisateurs. Pastorale ne sort d’URSS qu’en 1982, au Festival de Berlin : il reçoit le Prix de la critique internationale. En 1982 Otar Iosseliani s’exile en France où il poursuit avec une joyeuse insolence la satire du conformisme . Il connaît une faveur sans cesse croissante, remportant les plus hautes récompenses. Ainsi Les favoris de la lune, Et la lumière fut, Brigands, Chapitre VII, (où il revient à l’oppression de la Géorgie par le communisme) ont remporté le grand Prix du Jury au Festival de Venise. La chasse aux papillons a obtenu le grand prix de l’Académie des arts de Berlin, et Adieu, plancher des vaches le prix Louis Delluc.
Otar Iosseliani poète sociologue suit avec obstination, depuis Avril (1961), un itinéraire original marqué par la désinvolture de son style, l’insolence avec laquelle il observe les milieux sur lesquels il pose son regard, et la tendresse qu’il manifeste pour les marginaux.
Géorgien, il a d’abord mis en scène la vie de ses compatriotes à l’époque soviétique, puis en Europe de l’ouest et surtout en France où il vit depuis 1982. Mais que ce soit en URSS ou en France tous ses films, dans des fables tendres, absurdes ou noires, démontent la comédie sociale dont les mécanismes apparaissent étrangement similaires, quels que soient les principes qui régissent leur fonctionnement. Il affirme, à propos de son dernier film géorgien Brigands, Chapitre VII (1996), sombre comédie sur la société post-soviétique: « Je pense être resté fidèle à ma méthode : utiliser les ressorts de la comédie, parler des choses les plus graves en souriant. Pour moi, c’est une comédie dans le sens profond du terme, car elle est en même temps dramatique et tragique » (Propos recueillis par Pierre-André Boutang et Martine Marignac). Pour le cinéaste, la satire sociale consiste à réduire à l’état de pantins, comme dans un spectacle de « guignol » (selon ses propres termes) les groupes sociaux enfermés dans leur rôle et leur routine. Les musiciens de l’orchestre dans Il était une fois un merle chanteur, les ouvriers de la coopérative viticole dans La chute des feuilles , les artistes-musiciens ou les paysans géorgiens dans Pastorale, forment des ensembles stéréotypés, dont les personnages agissent comme des marionnettes: tous visent cependant à installer dans les codes auxquels ils obéissent, par arrivisme, par nécessité ou par routine, leur petit confort personnel. Les musiciens dans La chute des feuilles ne pensent qu’aux dîners copieux qui leur sont offerts dans les restaurants élégants de la ville, les employés de la coopérative dans La chute des feuilles travaillent au ralenti, les paysans de Pastorale prélèvent pour leur usage personnel les produits du kolkhose. La critique qui, de film en film, se fait de plus en plus aiguë, montre aussi l’imposture des marginaux pour qui la marginalité est une pose sociale rentable, un nouveau conformisme. Ainsi, dans Adieu, plancher des vaches ! la famille de parvenus excentriques qui occupe le premier plan de l’histoire, mime jusqu’à l’absurde tous les codes en faveur dans la société libérale: la rigidité des bienséances aristocratiques, l’arrogance des riches et l’originalité des artistes, attitudes lucratives dans les sociétés de consommation où on tient boutique avec l’anticonformisme. Symétriquement, les SDF forment une communauté de profit, où l’exploitation de la compassion publique relève de la mise en scène cynique. Dans Lundi matin, Iosseliani joue lui-même le rôle d’un imposteur de comédie à Venise: le personnage se fait peindre en toge par un artiste de rue, accroche son portrait dans son salon lorsque s’annonce un visiteur et prend la pose d’un pianiste vénéré. En l’absence de tout spectateur, il dort!
La fausse harmonie sociale ainsi mise en scène est détraquée par les personnages à qui Otar Iosseliani prête son regard: ce sont les rêveurs, les poètes, les individualistes. Ils ne jouent pas le jeu, non par subversion idéologique, mais parce que leur nature est irréductible à la comédie des apparences. Leur rêve de liberté est étouffé par l’attitude petite-bourgeoise de la communauté dans laquelle ils vivent. Avril met en scène un jeune couple dont l’amour léger et idéaliste se prend aux mirages du confort matériel et y échappe de justesse. Il était une fois un merle chanteur évoque la liberté d’un jeune séducteur qui aime ses semblables sans arrière-pensée et sans souci des codes sociaux. Dans Pastorale la jeune paysanne admire naïvement les musiciens accueillis par sa famille le temps d’un été. Ces êtres décalés résistent par nature, sans principes affichés, au conformisme ambiant. Sincères, ils se heurtent à la comédie sociale, la détournent, ou la fuient instinctivement…et restent seuls.
Iosseliani déplore la rigidité des contraintes sociales : elles « fossilisent » les individus, les réduisent au silence. Les relations personnelles disparaissent au bénéfice des clichés de langage, des bruits de la conversation utilitaire, des fêtes traditionnelles convenues. Les personnages sont incapables de communiquer, rivés à leurs postures sociales, à leur peur du grain de sable dans l’engrenage. L’environnement sonore des films, constitué de bruits, discordants (bruits des moteurs d’automobiles, des avions, des activités domestiques), qui se mêlent aux voix agressives, souligne le silence hostile dans lequel sont enfermées les communautés humaines. A ce sujet Iosseliani dit l’importance qu’il accorde au son et la difficulté que lui impose cette exigence : « Il faut faire cohabiter les chansons populaires, les bruits mécaniques, ceux de la nature, les sons synchrones, la musique jouée et enfin les voix. …Musique ou avions, ce sont des bruits qui nous empêchent de vivre » (« Entretien avec Otar Iosseliani », réalisé à Tbilissi le 25 juillet 1977, Positif, mai 1978) .
Dans son dernier film Lundi matin, le réalisateur décrit le malaise d’un ouvrier soudeur, excédé par la mécanisation de sa vie : submergé par le bruit à l’usine, il est oppressé par le silence familial, où chacun ne parle que pour assurer le fonctionnement domestique de l’existence commune. S’il voyage au loin dans l’espoir de renouveler son regard et son univers humain, il constate vite qu’en Italie, en Egypte et partout ailleurs, les mêmes automatismes, la même indifférence lient les gens et les isolent. Tout grince dans les rouages des communautés qui ont perdu le sens du bonheur personnel. Mais la société évince les êtres tout simplement humains, dont les désirs et les rêves s’expriment sans artifice et sans ambition personnelle, qui veulent vivre pleinement les instants de la vie éphémère qui leur est octroyée : la solitude est le destin de ceux qui ne se plient pas à la comédie.
En 1977, dans un entretien réalisé après la sortie de Pastorale, Otar Iosseliani affirmait: « …je ne traite jamais d’un problème social. Je ne lutte pour rien car je sais très bien que je ne peux pas trouver le chemin. Je ne suis ni Dieu ni démiurge. Je veux fixer mon bonheur ou ma tendresse sur l’écran pour les transmettre aux autres. C’est la seule attitude qui ne soit pas agressive. Quand on prend une position sociale, on est toujours contre des gens concrets qui ont une autre position. On finit par vouloir les tuer, sans comprendre qu’ils n’ont fait aucune faute particulière, qu’ils sont nés comme cela. C’est pourquoi je ne veux suivre ni la voie montrée par les statues au bras tendu, ni celle de Soljenitsyne, parce qu’il a déjà pris la pose. Je ne veux pas apprendre aux gens comment il faut vivre. Chacun est né pour boire le verre de sa vie » (Positif, mai 1978). En 1996, pour la sortie de Brigands, Chapitre VII, il dit: « Je ne crois pas à un avenir radieux et au bonheur collectif. Je crois plutôt au destin individuel de l’homme, qui doit se débrouiller seul entre le mal et le bien. Pouvoir rire des saloperies qui nous entourent signifie qu’il y a encore une petite lueur d’espoir dans nos cœurs. Si nous sommes vraiment pessimistes, ça ne vaut même pas la peine d’en parler ». Les mouvements de l’histoire, en Géorgie en particulier, où le cinéaste observe que le totalitarisme de l’argent a remplacé celui de l’idéologie, mais aussi en France où il déplore que le régime libéral ait sacrifié le bonheur du temps qui passe à la course au profit, ont ébranlé la joyeuse insolence du « zoologue » (selon son expression). Ils n’ont pas vaincu la foi du poète dans la liberté individuelle.