Mikhaïl KOBAKHIDZE

Mikhaïl KOBAKHIDZÉ

 
 
 

Kinoglaz publie l’interview du réalisateur géorgien Mikhaïl Kobakhidzé que nous avons rencontré en décembre 2006. Nous remercions l’historienne du cinéma soviétique et russe, Madame Françoise Navailh,  d’avoir rédigé pour nous cette préface.

 

Biographie et filmographie


▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪


Mikhaïl Kobakhidzé : L’homme contrarié.

Par Françoise Navailh
 
 
Né en 1939 à Tbilissi, installé à Paris depuis 1996. Voilà une trajectoire bizarre et pourtant banale en ce 20ème siècle, siècle-loup pour les ex-citoyens soviétiques.
 
M. Kobakhidzé est donc un cinéaste géorgien singulier car l’homme et ses films sont à part. D’abord c’est un surdoué : scénariste, metteur en scène, musicien, producteur de ses propres films, voire même acteur épisodique. Il brûla les étapes. En 1959 il entre au VGIK (classe de S. Guerassimov et T.Makarova). Dès 1961, il tourne. Encouragé par son maître (« Tu es un vrai réalisateur, ne perds pas ton temps à l’Institut »), il passe par anticipation les examens de 3ème année et entame une carrière professionnelle à Tbilissi en 1963. Commence une œuvre dense mais courte. Dense par la forme et le fond, courte car contrariée sans cesse par les autorités et les événements. La filmographie de Kobakhidzé comporte 6 courts-métrages entre 1961 et 2001, en noir et blanc, le dernier produit en France : 6 films en 40 ans auxquels il faut ajouter les 10 dessins animés qu’il a supervisés en Géorgie quand son style dérangeait ; il fut alors quasiment interdit de tournage pour « formalisme », péché majeur en URSS à l’époque.
 
Revenons aux courts-métrages. Il s’agit d’histoires légèrement décalées où les petits riens de la vie, les hasards, n’ont l’air de rien mais en disent long : personnages naïfs ou capricieux, couples qui se font ou se défont, musiciens amis–ennemis, situations cocasses ou douces-amères, rencontres et déconvenues. Ces saynètes rappellent la douce ironie burlesque d’un Buster Keaton ou d’un Pierre Etaix. Histoires sans paroles mais non muettes. La musique fait sens, qu’elle soit classique (Bach), moderne (Aznavour) ou nostalgique. Ainsi la valse « Fascination » (« Je  t’ai rencontré, par hasard,  Et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire, Je t’aime pourtant d’un amour ardent, dont rien je le sens, ne pourra me défaire… ») rythme Le Mariage (1964). Et « La Matchiche» - danse qui faisait fureur à la Belle Époque  -  fait sautiller Le Parapluie (1966).
 
Comme ses créatures, Kobakhidzé s’est heurté à la dure réalité. Il rêve depuis des années de réaliser un long métrage. Finaliste d’un concours de scénarios, ses Variations sur l’amour ont raté le Premier prix à une seule voix près. Les remaniements successifs de Canal+ et ARTE ont contrarié au dernier moment la finalisation du projet.
Espérons que son rêve ultime, appelé maintenant Comme un nuage se concrétisera.
 
 

 

Guerre et paix

 

Entretien avec le réalisateur Mikhaïl Kobakhidzé,

propos recueillis par Elena Kvassova-Duffort (Kinoglaz.fr), décembre 2006.

 

 

Nous remercions particulièrement ARKEION Films,

société de distribution des films de Mikhaïl Kobakhidzé,

et notamment Madame Monique Gailhard,

pour son aide dans l'organisation de cette interview.

 

 

Merci d’avoir accepté cette interview. Mes études au VGIK ont commencé avec vos films et Le Mariage a été pendant très longtemps l’un de mes films préférés.

 
Le thème du Mariage m’accompagne sans cesse. Je rêve, je fais des projets, je les réalise. Mais dans la réalité tout s’est passé autrement.
 

Vous avez tourné votre film En chemin en France, avec un producteur français. Comment avez-vous vécu les changements de conditions de production ?

 
Globalement, ici comme là-bas il y a un scénario, une caméra, des acteurs, des assistants etc. A première vue, il n’y a pas de différences. Mais en réalité il en existe quand même, par exemple, ici tout le monde déjeune à treize heures. C’est une autre forme de discipline. Si on a décidé de commencer à neuf heures, alors on commence à neuf heures. Chez nous, dans le meilleur des cas, le « neuf » est un « onze », ou bien un « demain ». Mais avec aussi des avantages comme la possibilité de refaire une scène, de changer le scénario. Ici, en revanche, tout est strict. Tu ne peux rien changer, c’est comme à l’armée.

 

Est-ce que votre producteur craignait de travailler avec vous ?

 
Bien sûr que oui. On lui avait dit que je n’avais pas travaillé dans le cinéma depuis trente ans. Et bien que le film soit vraiment très court, je suis étonné d’avoir réussi à le terminer. J’avais l’impression de me battre contre des forces célestes qui voulaient me punir d’avoir décidé de le tourner. Tout semblait contre moi.
 

Vous avez souvent été obligé de terminer vos films dans des conditions très difficiles.

 
En 1968, j’ai commencé à travailler sur le long métrage Hopla! comportant quatre courtes histoires. Lorsque la première, intitulée Guerre et Paix, a été tournée, Moscou a exigé catégoriquement que je change son titre et j’ai appelé le film Les Musiciens. Je joue moi-même dans ce film le rôle d’un des musiciens, personnage qui devait être présent dans les quatre histoires. Le 14 avril 1969, sur ordre de A. Romanov, Président du Comité cinématographique, mon travail sur le film a été stoppé et du fait de « mon niveau professionnel insuffisant » je n’ai plus été autorisé à faire de mise en scène. Le plus étonnant, c’est que trois ans auparavant (le 16 avril 1966), on m’avait remis un prix pour Le Mariage, en soulignant sa qualité idéologique et artistique remarquable. J’ai déclaré la guerre et écrit une lettre à Brejnev. On m’a rendu le droit de créer, mais mes scénarios n’étaient plus acceptés.
 

Pourquoi votre projet de long métrage a-t-il pris du retard ?

 
Tout était pratiquement prêt en 2002. J’avais commencé la préparation de mon film Comme un nuage. J’étais arrivé en finale au concours du meilleur scénariste 2001, j’étais l’un des gagnants du concours de la Fondation GAN en 2002, et enfin, j’étais lauréat de l’Université internationale d’été Émergence. Nous avions reçu un très important soutien financier de la part du CNC et déjà passé un accord avec un coproducteur allemand. Et soudainement, la société Parabole, mon producteur français, s’est mise en cessation d’activité.
 
Pendant que je cherchais un autre producteur, je préparais un autre projet : cinq courtes histoires qui feraient un long métrage. Je les ai proposées au producteur [Baiacedez Films Production - Kinoglaz] avec lequel j’avais tourné En chemin. Mais il veut d’abord sortir mes films en DVD.
 

Vos films ne sont jamais sortis en DVD, c’est plutôt une bonne nouvelle. Est-ce que vous pouvez nous parler du thème de votre long métrage, de quoi s’agit il ? Peut-on en parler avant le début de la production ?

 
Vous savez où est le problème ? Si vous prenez mes films, on ne sait comment en parler de façon intéressante. Comment les raconter? Tout est basé sur la plastique, le regard, le sentiment. Il est impossible de les raconter, ils sont faits pour être regardés. Le Mariage, que pourrait-on en dire ? Un gars tombe amoureux d’une fille qui se marie avec un autre.
 

Avec votre film En chemin vous choisissez encore une fois le genre de la fable.

 
Oui. Je tourne toujours des fables. Le Mariage est une fable qui parle des changements, du fait que tout passe.
 
L’idée du film ne m’est pas venue par hasard. En 1963 j’ai tourné mon diplôme aux Studios Grouzia film. Je l’ai terminé, mais il n’a pas été accepté par le pouvoir. Dans ce film, il avait cette scène : des gens marchent dans la rue et une voix, venue du ciel, leur demande : « Comment allez-vous, camarades ? ». Ils sont perplexes et répondent : « Comme si, comme ça ». Le ministre du cinéma de Géorgie me convoque et me demande de supprimer « comme si, comme ça ». Alors je fait comme si j’étais déçu et lui propose modestement : « Et si les gens disaient : Nous vivons bien », ce qui, soit dit en passant, me convenait encore mieux. Le ministre lève la tête, me regarde très sérieusement et dit lentement: « Très bien, alors je suis d’accord ». Donc par la suite, la scène a été refaite ainsi : Une voix venue du ciel demande : « Comment allez vous, camarades ? ». Les gens, toujours perplexes, car l'image qui allait avec « comme si comme ça », était restée la même, répondent ensemble : « Nous vivons très bien » ! Le film n’a pas reçu d’autorisation et, pire encore, il a été détruit en Georgie même. Il n’est jamais arrivé à Moscou. Je devais terminer mes études, soutenir mon diplôme et devenir réalisateur, mais, en fait, j’ai achevé plus tôt que prévu ma carrière cinématographique. Et c’est devenu le thème de mon film suivant Le Mariage. J’ai fait des projets, mais ils ne correspondaient pas à ceux que le ciel formulait à mon égard.
 
L’argent pour la réalisation de mon film-diplôme était déjà dépensé. Alors j’ai décidé de tout faire par moi-même, en amateur. Sur une feuille comme ça [il montre l’addition du restaurant - Kinoglaz], à la quelle il manquait un coin, j’ai écrit l’idée du scénario du Mariage et l’ai apportée au directeur de la télévision géorgienne Akaki Dzidzigouri que je connaissais bien et dont j’espérais une aide. Il a dit : « Michiko, j’aime ton père, je t’aime, toi, j’aime toute votre famille. Ma fille Médéa t’adore. Comment refuser de t’aider ? Mais tu aurais au moins pu prendre une feuille de papier convenable pour le scénario. Alors voilà, la télévision n’a pas d’argent, mais on va t’aider comme on pourra. Il y a ma voiture, il y a du matériel, et on verra. On peut te trouver trois milles roubles. » C’était une chance. C’est ainsi que Le Mariage a vu le jour.
 

Dans votre nouveau film vous allez à nouveau vous passer de dialogues ? Ou bien y aura-t-il quelques répliques ?

 
Ce que m’intéresse, c’est la plastique, la musique des images. Et à travers je vois et je ressens des choses. Pour moi, le cinéma c’est un oeil. Regardez, le nom de votre site est « Ciné-œil » [Kinoglaz] et non « Ciné-oreille ».
Mais il est très difficile de persuader les producteurs qu’un long métrage en noir et blanc sans dialogues aura du succès. Pourtant moi, j’en suis sûr.

 

« Demandez et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira ».

 

Le scénario de Comme un nuage a été créé à partir de cette parabole. Je suis étonné que vous le sachiez, vous l’avez lu peut-être. C’était notre parabole.
Mais, visiblement, j’ai frappé à la mauvaise porte. Dans tout ce qui se passe pour moi, je vois comme une leçon du ciel. Peut-être n’aurait-il pas fallu que je fasse du cinéma.
 

Je pense que ce que vous faites est du cinéma dans sa forme la plus pure.

 
Merci de votre soutien. J’ai toujours dû me battre, prouver que je pouvais, que j’y arriverais.
 
Jeune amour est mon premier film (tourné dans les studios du VGIK pendant ma deuxième année d’études) je l’ai tourné en une seule journée. Cinq bouteilles de vodka ont permis que les techniciens et éclaireurs restent sur place toute la nuit. Ainsi le travail a pu durer un jour et une nuit. Le matin suivant on a dû me porter pour sortir du pavillon.
 
Nous avons tourné mon deuxième film, Carrousel, (c’était ma troisième année d’études) en quelques jours. Je me souviens du bus de l’école, c’était comme un coffre. Nous avions écrit dessus Mosfilm et Carrousel. Nos gars rassemblaient des figurants dans la rue, et faisaient de fauх ordres de paiement. Trois roubles par jour de tournage, comme c'était l'habitude. Autrement on n’aurait jamais pu avoir toute cette masse de figurants. Imaginez la Place de la Révolution à Moscou, là, vous ne faites pas de blagues, c’est le centre-ville.
 
Plus tard nous avons appris que les gens n’arrêtaient pas de venir à Mosfilm pour demander leur argent. Ils cherchaient aussi la société de production du film Carrousel.
Nous avons aussi été aidés par des truands de quartier. Aux environs de la Porte Nikitski, où le film était tourné, nous avons trouvé des amis fidèles qui nous ont aidés sans mesurer leur peine. Ils nous ont fourni de la nourriture,  porté nos lourds coffres, notre équipement etc. Nous ne savions pas alors que nous avions caché notre équipement de grande valeur chez des voyous de quartier. A chaque fois je demandais : « Volodia, tu as bien fermé la porte ? Fais attention, l’équipement est très cher et si nous perdons quelque chose, on va nous tuer. - Ne t’inquiète pas, Michiko, dors bien, personne n’osera s’approcher de ton équipement ». Volodia et ses gars nous ont aidés pendant toute la période du tournage. Une fois le travail terminé et l’équipement rendu à l’Institut, nous sommes retournés chez eux pour fêter la fin du tournage. La porte de l’appartement de Volodia avait été scellée et des voisins nous ont dit qu'il avait été arrêté pour vol. Nous sommes restés plantés là, bouche bée.

 

Vous venez souvent voir les nouveaux films. Pourquoi est-ce important pour vous ? Il me semble que les gens du métier regardent rarement le travail de leurs collègues.

 

Ça m’intéresse. J’aime le cinéma russe et il est important pour moi de savoir ce qui se passe là-bas, ce qui est nouveau et ce qui reste de l’ancien cinéma. Cette année, j’ai été très impressionné l’Ile de Pavel Lounguine.

 

Votre article Blanc et Noir a été publié dans les Cahiers d'Europe. En lisant une des scènes que vous décrivez, celle avec votre père, j’ai eu l’impression de la voir de mes propres yeux. Est-ce que vous envisagez d’écrire un livre, de parler de ce que vous avez vécu, de ce que vous avez vu. De parler de vous ?

 

Et pourquoi avez-vous l’idée qu'il me faut écrire un livre ? 
 

Parce que les détails que vous donnez contribuent à une image très complète. Ils sont plus parlants que certaines longues phrases.

 
Vous pouvez reprendre des extraits de mon article dans cette interview.
 

Merci. Mais ce serait encore mieux d’en dire un peu plus. Ce que vous auriez à raconter dépasserait largement trois ou quatre pages.

 
Je n’écris rien sur moi et je n’ai jamais donné d’interview. J’ai eu une autre vie et je n’ai pas voulu faire ma propre publicité. Mais maintenant cette vie est passée, la grande vie s’en est allée quelque part… Et je ne me trouve plus dans cette vie qui s’est éloignée. Moi, par contre, je suis resté et je la regarde comme s’il s’agissait d’une autre vie. C’est pourquoi, maintenant, je peux me laisser interviewer, parler, écrire. Parce que je ne suis plus là-bas.

 

L’intérêt pour votre livre serait immense.

 
Vous savez, lorsque j’avais des invités, je leur racontais des histoires, réelles ou inventées, et tout le monde me disait, « Michiko, il faut écrire, tu as eu une vie tellement intéressante ! » Mais je n’ai pas pris cela au sérieux. Je pense que la vie de n’importe quel homme est intéressante.
 

Est-ce-que la nostalgie existe pour vous ? Comment vivez vous avec ? Si cette question n'est pas trop personnelle. 

 

Tout dépend de ce que vous avez laissé. Quelle partie de vous-même est restée là-bas. Si vous avez réussi à prendre votre « être » pour le garder avec vous, alors tout va bien. Mais s’il est resté là-bas, alors peu importe que vous déménagiez dans un autre pays ou dans un autre appartement dans la même ville, rien à faire, vous vivrez avec la nostalgie

 

Tout ce qui se passe aujourd’hui entre la Russie et la Géorgie ne rend pas très optimiste.

 

J’aime la Russie, j’aime les Russes, j’aime Moscou. C’est un sentiment avec lequel je vis. Mes amis, mes copains d’études, mes professeurs, mon école. C’est un tout petit monde. Et autour il y a un orage qui pourrait tout détruire. Il faut se soutenir les uns les autres.
 

Y aura-t-il quelque part à Moscou une rétrospective complète de vos films ?

 

A Moscou ? Je ne sais pas. Si cela se fait, je vous tiendrai au courant.
Aujourd’hui l’ensemble de mes films se regarde comme un seul film. Je n’ai pas pu en faire beaucoup, cela ne représente qu’une heure vingt minutes. Mais peut-être est-ce quand même beaucoup ?