Après la crise des années d’après guerre, alors que le nombre de films de fiction réalisés annuellement était tombé à 9 en 1951, à partir de 1952 la production reprend (24 en 1952, 45 en 1953, 75 en 1955, au-dessus de 100 à partir de 1956 et environ 150 à la fin des années 60). Le nombre de salles augmente, de nouvelles écoles de cinéma et de nouveaux studios sont créés notamment dans les républiques périphériques. La décision de créer une Union des cinéastes est prise en 1957 et à partir de 1959 le festival international du film de Moscou est organisé régulièrement tous les deux ans.
L’historien et critique de cinéma Valeri FOMINE, évoquant cette période, écrit : « …le cinéma soviétique a resurgi du néant, il a grandi et s’est développé presque comme dans un conte de fées. <…> c’est le cinéma dans son ensemble qui prend son essor et non plus quelques réussites individuelles. Il se diversifie, devient de plus en plus créatif, sa problématique s’élargit. » Gels et Dégels, Centre Pompidou, page 151. Naum KLEIMAN, historien du cinéma et directeur du Musée du cinéma de Moscou écrit : « Nous allions tous au cinéma et discutions les films en rentrant à l’université. C’était comme ça dans tout le pays. Les films étaient une incitation à discuter, à comprendre ce qui se passait. Le cinéma était devenu comme une fenêtre, une porte pour aller plus loin. » Gels et Dégels, Centre Pompidou, page 142.
C’est bien en effet une sorte de cinéma vérité qu’on a vu se développer après la mort de Staline. Aux héros « exemplaires », on préfère les gens « ordinaires » et bien « réels » avec leurs doutes et leurs inquiétudes, leurs joies et leurs tristesses. Les problèmes de la société contemporaine, ceux de la jeunesse, de la femme sont traités avec réalisme sans en masquer les contradictions. On continue à interroger l’histoire mais le regard est différent. Ainsi Grigori TCHOUKHRAÏ pour son premier film réalisé en 1956, Le Quarante et unième (Сорок первый) évoque la guerre civile en s’inspirant d’une nouvelle qui avait déjà inspiré Yakov PROTAZANOV en 1927. Mais au lieu de l’histoire exemplaire d’une femme officier de l’Armée Rouge qui sacrifie son amour à son devoir, le film de TCHOUKHRAÏ est un hymne à l’amour et à la liberté. Les convictions de l’ennemi sont respectables, la place de l’individu dans la société est clairement posée.
Le langage cinématographique évoluera principalement dans deux directions. La première privilégie la simplicité de la narration pour décrire le quotidien de la vie. La caméra se fait discrète, la plus grande importance est attribuée au travail des acteurs. Ces derniers doivent faire vivre moins des types de personnages, que des individus uniques. Les acteurs comme Piotr ALEÏNIKOV, Nikolaï KRIOUTCHKOV, Boris ANDREEV, Marina LADYNINA, Lioubov ORLOVA qui auparavant interprétaient avec succès des caractères typés, souvent comiques, ont petit à petit laissé place à de nouveaux acteurs comme Alekseï BATALOV, Gueorgui YOUMATOV, Nonna MORDIOUKOVA, Viatcheslav TIKHONOV, Vassili CHOUKCHINE etc. Parmi les films illustrant cette première tendance, citons Le Printemps dans la rue Zaretchnaïa (Весна на Заречной улице),1956, de Marlen KHOUTSIEV, Cela s’est passé à Penkovo (Дело было в Пенькове), 1957, de Stanislav ROSTOTSKI, Les Deux Fédor (Два Федора), 1958, de Marlen KHOUTSIEV, La Ballade du soldat (Баллада о солдате), 1959, de Grigori TCHOUKHRAÏ, Jeunes filles (Девчата), 1961, de Youri TCHOULIOUKINE, Il était une fois un gars (Живет такой парень), 1964, de Vassili CHOUKCHINE, Les Ailes (Крылья), 1966, de Larissa CHEPITKO.
La deuxième direction, c’est la recherche de la vérité à travers l’expression poétique et non nécessairement réaliste de celle-ci. Ce cinéma poétique et très expressif, souvent teinté de romantisme, convainc par l’émotion qu’il suscite. Il s’appuie le plus souvent sur un travail recherché de la caméra. Parmi les films illustrant cette tendance on peut citer la trilogie de Aleksandr ALOV et Vladimir NAOUMOV (Jeunesse inquiète (Тревожная молодость), 1954; Pavel Kortchaguine (Павел Корчагин), 1956 , Le Vent (Ветер), 1959), Le Quarante et unième (Сорок первый), 1956, de Grigori TCHOUKHRAÏ. Mais le plus célèbre est sans doute le film Quand passent les cigognes (Летят журавли), 1957, du réalisateur Mikhaïl KALATOZOV et de son chef opérateur Sergueï OUROUSSEVSKI. Il a surpris le monde entier et marque un tournant dans l’histoire du cinéma soviétique. Le travail d’OUROUSSEVSKI a inspiré la créativité de plusieurs générations de chefs–opérateurs, ceux dont Naum KLEIMAN dira « Ils ont libéré et modifié l’univers filmique. Sans eux, il n’y aurait pas eu TARKOVSKI » opus cité page 144. Parmi eux Youri ILIENKO, Aleksandr KNIAJINSKI, Youri KLIMENKO, Vadim YOUSSOV, Guerman LAVROV, Margarita PILIKHINA etc.
Le cinéma poétique a également influencé le cinéma fantastique avec notamment des films d’Aleksandr PTOUCHKO, Aleksandr ROOU et de Pavel KLOUCHANTSEV.
L’historien du cinéma Evgueni MARGOLIT a montré comment le cinéma soviétique, plus que d’autres, a utilisé les images de la nature comme une métaphore et un élément à part entière du langage cinématographique. (Lanscape with hero, Russian Film Symposium, Pittsburg 2001.) Précisément elle joue un grand rôle dans le cinéma du dégel : elle n’est pas seulement un phénomène à maîtriser par la société, elle est par sa pérennité et ses changements un révélateur ou un témoin des états d’âme. La nature filmée par Mikhaïl KALATOZOV dans Le Sel de Svanetie en 1930 montre l’affrontement entre la nature hostile et les habitants d’un village pour lesquels seule la survie du groupe compte, trente ans plus tard le même réalisateur dans Quand passent les cigognes souligne par l’orage la solitude de la jeune fille dans la scène du viol et par le « tournoiement » des bouleaux la triste et impuissante solitude du soldat mourant. Le mystère de la nature fait écho au mystère de la condition humaine et s’oppose aux certitudes hâtives. Les références bibliques participent à la même interrogation sur l’homme (L'Enfance d’Ivan (Иваново детство),1962, Andreï Roublev (Андрей Рублев), 1966, de Andreï TARKOVSKI).
Les scénaristes, dont le rôle est si important dans l’histoire du cinéma soviétique, ont également participé à l’évolution du style cinématographique. C’est le travail concomitant du réalisateur Marlen KHOUTSIEV, de l’opérateur Margarita PILIKHINA et du scénariste Guennadi CHPALIKOV qui a su faire du film La Porte d'Ilitch / J'ai vingt ans (Застава Ильича / Мне двадцать лет)un film remarquablement nouveau non seulement par le thème mais aussi par la forme. Il s’agit moins de raconter des histoires événementielles que de recréer des atmosphères, susciter des émotions. Par ailleurs le cinéma se tourne souvent vers des adaptations des œuvres des écrivains classiques, ou contemporains comme Vladimir TENDRIAKOV, Pavel NILINE, Boris BEDNY.
La comédie a connu dans les années 60 un nouvel essor, elle n’est pas seulement distrayante, elle participe aussi à la réflexion sur la société et ses contradictions et contribue à une meilleure connaissance de l’homme. Ce sont développées, notamment, les comédies satiriques de Eldar RIAZANOV (La Nuit de carnaval (Карнавальная ночь), 1956; La Fille sans adresse (Девушка без адреса) , 1957), ou d’Elem KLIMOV (Soyez les bienvenus ou entrée interdite aux étrangers(Добро пожаловать, или Посторонним вход воспрещен), 1964, ou encore Les Aventures d’un dentiste (Похождения зубного врача), 1965, les comédies excentriques de Leonid GAÏDAÏ comme Les Fabricants de gnole (Самогонщики), 1961 ; Opération «y» et autres aventures de Chourik (Операция "Ы" и другие приключения Шурика), 1965.
Ce nouveau cinéma n’est pas seulement l’œuvre d’une nouvelle génération de cinéastes. L’un des traits caractéristiques de cette période est le dialogue entre les générations. Sans le soutien actif d’Ivan PYRIEV et Mikhail ROMM, Le quarante et unième n’aurait peut-être pas vu le jour. Dans ses souvenirs, Grigori TCHOUKHRAÏ raconte avec émotion le rôle essentiel joué par Mikhaïl ROMM auprès de toute une génération de jeunes réalisateurs. Ce sont d’ailleurs les « anciens » qui dans les années 1954 et 1955 ont lancé ce cinéma du dégel (Amis fidèles (Верные друзья), 1954, de Mikhail KALATOZOV, Une grande famille (Большая семья), 1954 et L’Affaire Roumiantsev (Дело Румянцевых),1955, de Yossif KHEÏFITS…). Parmi ceux qui continuent à réaliser et participent au renouveau du cinéma citons Youli RAÏZMAN, Mikhaïl KALATOZOV, Boris BARNET, Yossif KHEÏFITS, Mark DONSKOÏ, Sergueï YOUTKEVITCH, Grigori KOZINTSEV, Mikhail ROMM, Sergueï GUERASSIMOV, Fridrikh ERMLER. Très vite apparaît une nouvelle génération de réalisateurs, tels Grigori TCHOUKHRAÏ, Sergueï BONDARTCHOUK, Marlen KHOUTSIEV, Aleksandr ALOV, Vladimir NAOUMOV, Stanislav ROSTOTSKI, Lev KOULIDJANOV, Yakov SEGUEL, Eldar RIAZANOV, Mikhaïl CHVEITSER, Youri ILIENKO, Vladimir VENGUEROV, et puis la génération d’encore plus jeunes : Andreï TARKOVSKI, Vassili CHOUKCHINE, Andreï KONTCHALOVSKI, Elem KLIMOV, Gleb PANFILOV, Ilia AVERBAKH, Aleksandr ASKOLDOV. Trois réalisateurs femmes qui ont commencé leur carrière pendant cette période vont atteindre une réputation internationale : Larissa CHEPITKO, Kira MOURATOVA et Tatiana LIOZNOVA.
La fin des années 50 et les années 60 voient l’épanouissement des cinématographies nationales dans les anciennes républiques d’Union Soviétique. Certains cinéastes russes ont commencé leur carrière dans une autre république, c’est notamment le cas d’Andreï KONTCHALOVSKI et de Larissa CHEPITKO. Tenguiz ABOULADZE, Revaz TCHKHEIDZE sont à l’origine du nouveau cinéma géorgien à la fin des années 50 (Le Petit Âne de Magdana (Лурджа Магданы), 1955). Au début des années 60 se distinguent des films de l’Arménien Frounze DOVLATIAN, du Kirghiz Tolomouch OKEEV etc. Le cinéma poétique des année 60 est aussi lié aux noms du Turkmène Boulat MANSOUROV, du Moldave Emile LOTIANOU ainsi qu’aux premiers films de Serguei PARADJANOV, tournés en Ukraine (Rhapsodie ukrainienne (Украинская рапсодия), 1961, Les Chevaux de feu (Тени забытых предков), 1964). Le cinéma ukrainien est devenu célèbre dans le monde grâce également aux films de Youri ILIENKO et Leonid OSSYKA dont les premiers films datent de la fin des années 60.
On peut penser que cette « explosion » libératoire du cinéma soviétique de cette époque est directement liée à la libéralisation du régime, à la « déstalinisation » initiée par KHROUCHTCHEV. C’est vrai dans une large mesure. Cependant si le régime politique d’alors a connu une certaine libéralisation, comme le dit Valeri FOMINE (op. cité page 152) « Il n’y a pas de commune mesure entre le degré de liberté autorisé et les sommets atteints par l’élan du cinéma du Dégel». Du reste pendant toute cette période la censure politique a continué de s’exercer sur le cinéma, nous en donnons les cas les plus connus dans la chronologie en annexe
Notons enfin que cette période du cinéma du dégel est contemporaine de la Nouvelle vague en France et dans bien d’autres pays, elle est légèrement postérieure au néoréalisme apparu en Italie après la guerre.
Bibliographie sommaire :
- Articles en lien sur le web :
- Le cinéma du dégel : l'ennemi transfiguré par Kristian Feigelson (Cesta/Cnrs) publié dans « Les médias et la libération en Europe 1945-2005 » Direction Christian Delporte, INA/L’harmattan, Paris 2006
- Etude sociologique du cinéma soviétique du « dégel » 1953-1968
« D’une représentation de la libération à la libération de la représentation », Irina TCHERNEVA, Doctorante, Université Lumière Lyon 2, 2006 - Cinéma du Dégel : Les jeunes filles (Devchata) de Youri Tchoulioukine /Yuri Chulyuki, Elena Kvassova-Duffort
- Livres
- La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka par Martine Godet, aux Editions du CNRS, collection : Mondes russes et est-européens, 2010.
- Gels et dégels, une autre histoire du cinéma soviétique, sous la direction de Bernard Eisenschitz, Centre Pompidou, 2002
- Kinematograph ottepeli par Vitali Troianovski et Valeri Fomine, 1996-1998
- Soviet Cinema and the Thaw, Josephine Wolfeal, Real Image