La caméra filme longuement, en de longs travellings et panoramiques vertigineux, les éléments déchaînés. Paysage d’automne, où la tempête fait jaillir d’immenses gerbes d’écume sur la mer, où sur le ciel sombre mais traversé d’étranges lueurs, s’agitent les branches mortes des arbres, chênes et saules pleureurs, torturés par la bourrasque. Puis le paysage s’apaise, épuisé. La musique qui accompagne les images, souligne en contrepoint la violence de l’atmosphère. Puis, sans transition, la caméra filme une scène d’intérieur. Une femme en longue robe noire, derrière la vitre, dans son luxueux appartement, contemple l’orage. Elle s’installe devant son piano à queue, au centre du salon, et écoutée de son seul chien de race, elle chante la vieille romance russe d’où s’exhale une pathétique mélancolie. Soudain, l’intérieur et l’extérieur se superposent , par des échos de lumière : des gerbes d’étincelles jaillissent dans le salon et se transforment en étoiles et cascades de lumière à l’extérieur. Des images en surimpression montrent la femme et son piano au cœur de la nature, portés de manière aérienne, sur l’eau, parmi les arbres. Le piano est devenu blanc, ainsi que la robe de la femme, dont le visage rayonne parmi les cerisiers en fleurs : son chant est une exultation.
Les circonstances du tournage :
En 1929, Sergueï Eisenstein , Grigori Alexandrov et Edouar Tissé quittent l’Union soviétique pour accomplir un voyage d’études en Europe. En novembre 1929, ils sont à Paris, où ils cherchent un financement pour un film qui leur permettrait de survivre… sans succès pendant quelques mois. Puis, un Russe émigré, Léonard Rosenthal leur propose de subventionner une oeuvre dans laquelle sa maîtresse, Mara Giriy, jouerait le rôle principal. Les cinéastes signent alors un contrat pour la réalisation d’un court « poème musical impressionniste ». Cependant, Eisenstein ne termina pas le tournage : appelé à Hollywwod, il laissa le soin à son assistant, Grigori Alexandrov et à Edouard Tissé, le soin de terminer le film. Attaqué par Luis Bunuel, qui voulait lui « casser la gueule » après avoir vu le film, Eisenstein le désavoua : « Ce n’est pas mon film, dit-il, c’est celui de mon assistant… ». Plus tard, en 1946, dans ses mémoires, il écrit : « C’est du mauvais travail… ». Cependant, Rosenthal ayant menacé de ne pas payer les cinéastes si le nom d’Eisenstein ne figurait pas en tant que co-réalisateur, il assuma le travail commencé et terminé en son absence par Alexandrov. Ce film, si controversé, permit cependant aux cinéastes d’expérimenter le rapport entre l’image et le son. Ce fut leur premier film sonore.
Analyse de Valeri Bossenko :
Le premier tiers du film renvoie directement au cinéma de montage des années vingt. Si Eisenstein a pris part au film, c’est précisément au niveau du prologue. On y reconnaît sans peine son type de montage ainsi que la caméra d’Edouard Tissé, on les reconnaît dans l’évocation de la tempête, non plus sur l’Asie et pas encore sur le Mexique, mais quelque part en France et on les reconnaît tout autant dans les plans qui montrent le retour au calme de la nature. (…)
Mais le plus important est que, dans le prologue, était pour la première fois mise en pratique la célèbre « Déclaration » novatrice (« L’avenir du film sonore », 1928, signée par Eisenstein , Poudovkine et ce même Alexandrov, programme concernant l’exploitation artistique du son au cinéma et prônant son utilisation comme contrepoint à l’image. Le prologue de Romance sentimentale est comme une réalisation en cinq minutes de cette « déclaration ».
Romance sentimentale (1930) ou l’anti-annonciateur des tempêtes de l’époque stalinienne, Valeri Bossenko, Le Cinéma « stalinien » questions d’histoire, P.U. du Mirail, 2003.