A noter : En 2003, The Cinematic Orchestra se lance dans un projet assez farfelu, mais qui s’avère aujourd’hui être leur plus réussi : la confection d’une nouvelle bande originale d’un film russe muet de Dziga Vertov, Man With A Movie Camera, sorti en 1929. Les cordes y auront une importance capitale. Ce sont elles, et le piano, qui permettent les changements d’ambiance nécessaires à la confection de ce superbe album. Sur "All Things", il y a quelque chose d’à la fois épique, mais aussi de très terre-à-terre, avec ces scratchs sortis de nulle part. Une pièce maîtresse du groupe.
La petite ville d'Odessa s'éveille. Un jour comme les autres s'annonce. "L'homme à la caméra" sillonne la ville, son appareil à l'épaule. Il saisit le rythme de la ville et, à travers lui, celui des vies qu'il croise.
Sans parole ni sous-titre, sans acteur ni décor, le film est d'une grande richesse formelle et le montage y joue un rôle central. Film fondateur du Kino-Glaz (ciné-oeil), L'Homme à la caméra est une démonstration, visant à prouver que le cinéma, quand il s'éloigne du récit, est le seul à pouvoir rendre compte de la réalité.
"Dans L'Homme à la caméra il n'y a pas de sujet au sens habituel du mot. Mais il y a des centaines, des milliers d'ouragans de sujets qu'on ne saisit pas tout de suite. Ce sont des morceaux de vie, des coutumes, des faits, parfois des passages de tout un drame et parfois seulement un vestibule d'escalier éclairé par le soleil ou bien un buisson de lilas, la mousse d'une bière, le haut-parleur d'un gramophone. Et tout cela a réellement existé. a bougé, vécu de sa propre vie au moment où l'opérateur l'a photographié. Ces phénomènes n'étaient liés par aucun fil à l'opérateur, à part la curiosité et l'attention qu'il leur a données. C'est la vie la plus émouvante, qui passe à côté de l'opérateur, mais qu'il a su arrêter et fixer sur la pellicule.
Mais de ces phénomènes vécus, de ces phases de vie, de ces notes, on a construit une oeuvre musicale cinématographique, dans laquelle-il y a un courant, des répétitions, des excroissances, une mélodie de base et un accompagnement. Elle agit émotionnellement sur la vie du spectateur comme une musique agit sur l'oreille. Le spectateur, en regardant ce film, rira aux éclats, sera triste ou s'émerveillera des images qui lui sont montrées avant même d'en comprendre la portée et la signification. Lorsque nous sommes déjà sous l'empire du mouvement rythmique des plans, nous saisissons les lignes thématiques fondamentales du film. Le film montre, avant tout, notre vie, notre journée de travail, dans la variété infinie des événements. Le matin, le réveil, le travail, la détente, le repos ou bien les naissances, les enterrements, les mariages, les divorces, les accidents etc. D'autre part, nous voyons comment l'opérateur photographie cette vie, c'est-à-dire l'opérateur à la poursuite de la vie. Le voilà avec sa caméra. qui va derrière la portière d'un théâtre, il court dans les chevrons d'une usine, s'engage dans un énorme tuyau, marche au milieu des baigneurs sur la plage, sort d'une brasserie, etc.
Le troisième récit subjectif précis du film est la monteuse qui, assise à son travail, déroule la pellicule. Sur les plans de cette pellicule, la même vie que nous venons d'observer à l'écran.
Mais nous voyons comment elle commande à cette vie, arrête son cours, enregistre. classifie, etc.
Et enfin, le dernier thème : la salle de cinéma et le spectateur qui voit sur son écran des morceaux de vie que nous observons à l'écran.
Toutes ces lignes conductrices ne se suivent pas l'une après l'autre, mais se meuvent parallèlement, se continuant, se masquant les unes les autres. L'Homme à la caméra lie ainsi les sujets d'observation. II montre le spectateur observant l'écran, la monteuse la pellicule, l'opérateur la prise de vues.
Dans notre façon de nous représenter la vie, les analogies, les parallèles occupent une place énorme et ceux-ci entraînent un rythme de répétition, de dissonance, de contrastes.
L'Homme à la caméra vous présente les machines au travail et leur dynamique est un moment visuel. Au travail, nous avons perdu l'habitude de leur bruit. Leur arrêt provoque comme le passage d'un courant sonore à travers le spectateur. Dans le déroulement des phénomènes quotidiens, les actions les plus coutumières avec lesquelles nous commençons la journée et que nous ne remarquons pas : par exemple lors du lever, de la toilette, nous avons tout d'un coup vu le merveilleux buisson de lilas.
Dans le film, le plan de lilas amène une vive sensation dans le mécanisme des mouvements habituels.
Dans le limon figé et torride, les femmes se frottent avec la boue, nagent, les hommes font de la culture physique. Ils se meuvent et tout d'un coup... ils s'arrêtent dans l'air ou bien le mouvement de la rue s'arrête, les foules de la rue peuvent se saisir du regard. Inscrire la quantité en pensée. Et l'oeiI est si pauvre qu'il ne voit que le chaos, ne se rend pas compte des directions. Mais quand le mouvement se précipite jusqu'à des proportions extraordinaires, quand en une minute on montre un morceau de temps de cinq minutes, quand commence la course folle des feux, des tramways, des rues, alors le chaos des mouvements se transforme en schémas, en lignes, en directions, que notre oeil peut déjà saisir. Ces moments, dans L'Homme à la caméra, ne sont que des grains de sable dans la richesse extraordinaire du matériel photographié qui représente de nombreux côtés de la vie, de nombreux pôles, afin de donner une sensation complète, celle de la vie." Notice "Pour aider le spectateur" 1930 (publiée dans Cinéma Russe et Soviétique Edition de l’Equerre – Centre Georges Pompidou).
Après lui avoir commandé, en 1928, la réalisation d’un film de propagande, La Onzième année, la Direction générale photocinématographique d’Ukraine (VOUFKOU) apporte une nouvelle fois son soutien à Dziga Vertov pour sa création la plus audacieuse et la plus achevée, L’Homme à la caméra. Dans ce film expérimental proche de l’écriture automatique, où le montage joue un rôle central, se chevauchent quatre lignes conductrices : l’opérateur en quête d’images, la vie au quotidien du citoyen lambda, la monteuse rivée à sa table de montage, le spectateur observant l’écran. La destruction volontaire du récit, assurée par un montage d’une complexité rigoureuse, et l’absence totale d’inter-titres, n’altèrent en rien le relevé diégétique spatio-temporel : une grande ville d’Ukraine sous la NEP – le film est tourné sur le vif à Kiev, Kharkiv et Odessa -, en plein processus institutionnel dit de l’indigénisation. Partout, l’ukrainien envahit progressivement le paysage socioculturel. Enseignes, calicots, panneaux publicitaires, administrations, journaux, signalétique sont photographiés au hasard, non pas pour les besoins d’une propagande superflue, mais en tant qu’éléments différentiels, témoins iconiques d’une volonté qui s’opère plus en surface qu’en profondeur. Surchargés d’allitérations visuelles, de collages, de surimpressions à échelles différentes, de dédoublements ou d’inversements de l’image et, en guise de bouquet final, d’un enchaînement ultrarapide de plans courts, le film reste incompris du public, rejeté par la critique pour fétichisme technique et infantilisme. Ce film fondateur de la théorie sur le ciné-œil reste un hommage de l’homme à sa nouvelle conquête mythique - la caméra, qui, sous l’aspect technique et esthétique, se conjugue à la première personne. Vertov cherche, en réalité, à en faire une sorte d’essai sur la morphologie filmique en s’interrogeant sur les capacités de l’œil humain et du médium lui-même. En réinventant l’espace quotidien de la vie d’une cité, ce manifeste futuriste préfigure, en quelque sorte, le futur dispositif de vidéosurveillance des grandes agglomérations d’aujourd’hui. Lubomir Hosejko