Octobre est un film « lyrique et non documentaire » (Georges Sadoul) sur la révolution de 1917 en Russie. Février 1917, à Petrograd. Emblème de la révolution : la statue d’Alexandre III est enlevée de son piédestal. Tous fêtent la chute du despotisme. La bourgeoisie qui s’est emparée du pouvoir célèbre la victoire, les popes souhaitent de « Longues années » au gouvernement provisoire, sur le front les soldats russes fraternisent avec les soldats allemands. Mais les mencheviks et socio-révolutionnaires, qui constituent le gouvernement provisoire ont promis aux alliés de continuer la guerre « jusqu’à la victoire finale ». Petrograd souffre du froid et de la faim. De retour d’exil, Lenine, au meeting de la gare de Finlande, s’adresse au peuple. Journées de juillet. A l’état-major bolchevique, situé dans le palais de la princesse Kchenskaïa, ouvriers, soldats et marins tiennent des meetings. Le gouvernement provisoire ordonne alors la levée du pont, coupant les cités ouvrières du centre. La rédaction de la Pravda est détruite, les journaux sont jetés dans la Néva. Les révolutionnaires entrent dans la clandestinité. Kerenski, le nouveau chef du gouvernement provisoire, débordant d’orgueil, paré de tous les titres, « Dictateur, généralissime, ministre de la guerre et de la marine … », monte pompeusement les marches du Palais d’hiver. Les ouvriers de Petrograd défendent la ville contre les troupes de Kornilov. L’armée est repoussée. Les journées d’Octobre sont imminentes. A Smolny, les révolutionnaires se préparent dans la fièvre. Puis des sections d’insurgés se dirigent vers le Palais d’hiver, gardé par les Cosaques, les élèves de l’Ecole militaire et un bataillon féminin, surnommé le bataillon de la mort. Au même moment, s’ouvre le Deuxième Congrès des Soviets : les délégués affluent. Kerenski abandonne le gouvernement. Les insurgés de Smolny pénètrent dans le Palais d’hiver. Les Cosaques se rallient à la cause révolutionnaire. Le gouvernement provisoire est arrêté, les Soviets prennent le pouvoir.
« Qu’Octobre demeure, tout comme les deux parties d’Ivan le Terrible, un prodigieux film expérimental, qui en doutera ? et on imagine sans peine qu’à l’époque cet ouvrage ait eu un aspect quasi incompréhensible, non seulement pour les masses soviétiques auxquelles il était destiné, mais tout autant pour le public occidental, fût-il cultivé. On constate aujourd’hui que cette prodigieuse symphonie visuelle était non seulement très en avance sur son temps, mais qu’elle demeure un des sommets de l’abstraction cinématographique, pourtant étroitement et sans cesse axée sur le concret. Il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’il a fallu attendre l’année 1959 pour en retrouver, dans un esprit différent et selon les moyens d’aujourd’hui, un approximatif équivalent qui est sans doute Hiroshima, mon amour de Resnais. On rencontre dans l’un et dans l’autre des structures et des contrepoints qui relèvent à la fois de la plus secrète alchimie créatrice et de l’art le plus concerté. Et l’on comprend du coup, pour ce qui est d’Eisenstein, que celui-ci ait été un fanatique admirateur de Leonard de Vinci. »
Paul Davay, 1960
« Octobr est né d’un enthousiasme, d’une foi, d’une inspiration exceptionnellement féconde. Mais c’est aussi le fruit d’une poétique qui nous est devenue étrangère, parce que quarante ans (ou presque) de cinéma parlant l’ont vouée à l’oubli. De cette poétique, Eisenstein était un des maîtres. Il avait sur elle des idées personnelles dont nous retrouvons constamment la trace dans Octobre. Pour lui, l’image devait et pouvait tout suggérer, aussi bien le son (« Dans Octobre, a-t-il écrit, le roulement des affûts de mitrailleuses était rendu en faisant défiler au premier plan, dans des corridors filmés trop bas, des roues anormalement grandes… ») que des combinaisons d’émotions ou de purs concepts.
Une séquence d’Octobre nous montre, par exemple, sous des angles différents, Kerenski gravissant toujours les mêmes marches de l’escalier du Palais d’Hiver, tandis que des intertitres énumèrent les charges qu’il cumule : « Dictateur, généralissime, ministre de la guerre et de la marine, etc. ». Dans l’esprit de Sergueï Eisenstein, le contraste existant entre l’emphase de cette énumération et le statisme de la position réelle du personnage devait suffire à exprimer la « substantielle nullité de Kerenski ». Ainsi se rapprochait-il de ce langage filmique entièrement nouveau auquel il aspirait et dont le développement eût donné naissance à un cinéma purement intellectuel, libéré de ses limitations traditionnelles, incarnant idées, systèmes, concepts, dans des formes directes qui supprimeraient le recours aux transitions et aux paraphrases. (…)
Une invention, le parlant, devait assassiner, ou du moins anesthésier pour de longues années, cet art en marche. Restent sur le rivage mort du cinéma muet quelques films à jamais vivants. Et, parmi ces films, celui-ci. Reste cette symphonie tumultueuse, ce discours véhément, ce monument baroque, cette profusion, ce jaillissement d’images, ce chaos ahurissant et bouleversant, reste cette épopée rêvée d’après nature, ce témoignage peut-être inexact, mais plus vrai que l’Histoire, laissé par un très grand artiste, reste Octobre. C’est rare, un chef-d’œuvre. En voici un, moins pur que Potemkine, mais de la même race.
Jean de Baroncelli Le Monde