KINOJUDAICA Toulouse : 3-15 March 2009



 

    

 

 

Kinojudaïca : l'image des Juifs dans le cinéma de Russie
et d'Union soviétique des années 1910 aux années 1960

Natacha LAURENT, historienne du cinéma, Déléguée générale de la Cinémathèque de Toulouse
Valérie POZNER, historienne du cinéma, Chargée de recherches au CNRS (Аrias)


Interview réalisée le 15 janvier 2009 par Jacques SIMON (Kinoglaz)

 

1 - Organisation de Kinojudaïca

 

Une rétrospective de plus de trente films à thématique juive portant sur une période allant de 1910 à la fin des années 1960, accompagnée d’un colloque international sur le même sujet, c’est évidemment un événement exceptionnel, sûrement une première en France. Est-ce une première en Europe, voire dans le monde ?


NL : En France et en Europe c’est en effet une première. Il y a eu dans le monde des colloques et des publications portant sur ce thème, mais généralement non limités comme ici au cinéma de Russie et d’Union soviétique. De sorte qu’un colloque et une rétrospective sur ce thème, basés sur une étude d’une aussi grande ampleur des archives, constituent à notre connaissance une première.

VP : La plupart des films que nous présentons sont inédits en Europe et certains documents d'archives que j’ai dépouillés l’étaient pour la première fois.



Pouvez-vous nous dire quand et comment est venue l’idée de cet événement et pourquoi le choix de Toulouse ?


NL : L’idée n’est pas récente, elle est liée à l’histoire de la Cinémathèque de Toulouse et à l’histoire de ses relations anciennes et solides avec le Gosfilmofond. La Cinémathèque de Toulouse a été créée en 1964 par Raymond Borde et un an plus tard, en 1965, Raymond Borde décidait d’intégrer la Fédération Internationale des Archives du Film, la FIAF, au moment même où Henri Langlois [Directeur de la Cinémathèque française], choisissait de la quitter. Par ce geste, Raymond Borde inaugurait l’histoire internationale de la Cinémathèque de Toulouse qui se trouvait être la seule archive française membre de la FIAF. C’était à un moment où l’Union soviétique, pour des raisons de propagande investissait le cinéma d’Europe. Le Gosfilmofond recherchait une archive amie en France qui puisse être en quelque sorte le cheval de Troie du cinéma soviétique en France. Au-delà de cette décision, politique et stratégique, les deux responsables des deux archives, celle de Toulouse et celle de Moscou, sont devenus très amis. Et c’est ainsi qu’est née cette histoire exceptionnelle entre une archive alors petite, française, située à 800 kilomètres de la capitale, et la troisième plus grande archive du monde. De là est née entre nous une très grande histoire d’échanges de copies, de constitutions de collections, d’échanges de savoir faire. C’est grâce à cette amitié, à cette confiance entre les deux responsables qu’ont pu se développer ces échanges. Ainsi la Cinémathèque de Toulouse est devenue l’une des cinémathèques les plus proches du Gosfilmofond. Sans cette amitié, ce socle, Kinojudaïca aurait été tout simplement impossible.
Quand nous avons organisé en 2000 la rétrospective sur le cinéma stalinien, à la Cinémathèque de Toulouse, je n’en étais pas encore la responsable, j’étais maître de conférence à l’Université de Toulouse le Mirail, cette rétrospective s’était évidemment faite avec le Gosfilmofond. Valérie participait déjà à ce colloque, et c’est à la suite de ce projet qu’est née cette idée d’investir une autre partie encore moins connue du cinéma soviétique, à savoir la représentation des Juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique. C’était déjà une préoccupation de Valérie. C’est alors que ce triangle s’est mis en place [Cinémathèque de Toulouse, Gosfilmofond, Valérie Pozner]



Vladimir Dmitriev, directeur scientifique du Gosfilmofond, a joué dans cette décision un rôle important ?


NL : Au départ quand a commencé la collaboration entre la cinémathèque de Toulouse et le Gosfilmofond, c’est Victor Privato qui en était le directeur. C’était une grande figure mondialement connue à l’intérieur de la FIAF. Il a été remplacé par Vladimir Dmitriev qui est aussi devenu un ami de Raymond Borde avec lequel il a beaucoup travaillé.

VP : Vladimir Dmitriev а non seulement une très bonne connaissance du cinéma mondial et du cinéma russe et soviétique, mais il a également ses idées sur le thème de notre projet. Si bien qu'il m'a fait de nombreuses propositions. Nous en avons beaucoup parlé ensemble. Si le sujet ne lui avait pas paru intéressant, le projet n’aurait jamais vu le jour. On était dans une bonne configuration puisque Natalia Kalantarova, directrice des Archives Russes du Film Documentaire y était également favorable. Ils seront tous deux présents à Toulouse.



Le colloque est international, pouvez-vous nous donner aujourd’hui une idée de la participation ?


NL : Il y a une vingtaine d’intervenants venus de 4 pays différents (France, Russie, Etats unis et Allemagne). Parmi les intervenants étrangers Oksana Boulgakova, historienne du cinéma russe (Allemagne), Olga Gershenson, professeur au département des Études juives et du Proche-Orient à l'Université du Massachusetts (États-Unis), Oleg Budnitski, directeur du Centre d’étude de l'histoire juive de l’Europe de l’Est (Moscou), Alexandre Ivanov (Judaica, Saint-Petersbourg).



Quels sont les documents qui seront édités à l’occasion de cet événement ?


NL : Pour Kinojudaïca, il y aura le catalogue qui va présenter les films de la rétrospective de façon précise. Outre les fiches techniques et les synopsis, on trouvera de nombreux documents concernant les films, articles de presse, documents d’archives qui donneront un certain éclairage aux films. C’est Valérie qui est chargée de rassembler ces documents, de les sélectionner et de les présenter. Ce catalogue est conçu pour que ce soit un bel objet qu’on puisse garder dans sa bibliothèque.
Pour le colloque, il y aura un deuxième outil qui en présentera les thématiques, les interventions. Puis nous souhaitons que ce colloque soit le début d’un livre sur ce thème, les auteurs des interventions pourront retravailler leurs textes et nous nous chargerons, avec Valérie, de l’édition. Nous espérons que ce livre sera l’expression des travaux menés pendant ce colloque et qu'il intègrera le contenu des débats.

VP : J’ajoute que pendant le colloque, à la demande des intervenants, j’ai prévu aussi des projections d’extraits de films pour illustrer les différents propos.



Les films seront-ils présentés, y-aura-t-il des débats après ?


NL : Bien entendu nous profiterons de la présence des intervenants du colloque pour leur demander de présenter certains films et de répondre éventuellement aux questions des spectateurs. Mais en plus nous allons inaugurer à la cinémathèque un lieu de convivialité et d’échanges qui permettra justement aux spectateurs de rencontrer les spécialistes présents à Toulouse. Il s’agit d’une tente spécialement aménagée pour la durée de notre festival Zoom arrière. On pourra s’y reposer, discuter et même y déguster de la cuisine juive !



Votre événement intéresse de façon évidente les cinéphiles, les historiens, mais aussi certainement la communauté juive française, pouvez-vous nous parler des contacts et décisions qui ont été pris avec ses représentants.


NL : On ne pouvait pas organiser cet événement sans une collaboration avec ceux qui ont en charge la valorisation et la diffusion de la culture juive. Et d’ailleurs la communauté juive a accueilli l’événement avec beaucoup d’intérêt.
A Paris le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme et surtout le Mémorial de la Shoah, non seulement vont diffuser une grande partie des films de la rétrospective (environ une vingtaine portant surtout sur la période soviétique) mais ils soutiennent aussi financièrement le projet. Le Mémorial de la Shoah a aussi une antenne régionale pour le Sud-ouest de la France qui est située à Toulouse. Ils nous soutiennent aussi et vont servir de relais de l’information auprès de la communauté juive.



L’événement a lieu a Toulouse, y-a-t-il des dispositions particulières pour associer plus particulièrement la ville en tant que telle mais aussi ses habitants.


NL : La Cinémathèque de Toulouse n’existe que parce qu’elle est soutenue par quatre tutelles : le Ministère de la culture, la Ville de Toulouse, le Conseil général de la Haute Garonne et le Conseil régional de Midi-Pyrénées. Sans leur fidèle soutien, sans la confiance qu’ils nous accordent depuis de nombreuses années, Kinojudaïca n’existerait pas !
De plus, nous avons à la cinémathèque une politique claire : les publics, on va les chercher. Avant d’aller les chercher il faut les identifier, bien les connaître. Il faut adapter à chaque public les outils dont il a besoin et qu’il attend.
Au niveau des scolaires, Kinojudaïca est la partie la plus difficile de la programmation de Zoom arrière, elle demande un investissement, une compréhension de la question qui est quand même assez aboutie. En revanche le public étudiant est pour nous essentiel. En particulier les étudiants en sciences sociales constituent un public privilégié.
Avec la communauté juive, que l’on connaît bien et qui collabore sur d’autres programmations régulièrement on a déjà eu l’occasion de travailler, on a des structures, comme Hebraïca, le FSJU, qui nous soutiennent et qui seront des relais importants de la programmation. On a prévu par exemple au CRIJ de Midi Pyrénées un mini ciné-concert autour d’un court métrage probablement qui sera une occasion d’échanges avec les jeunes. On n’oublie pas que Toulouse est une ville jeune, le public jeune est quantitativement très important.



Et avec les enseignants ?


NL : Oui nous avons prévu pour les enseignants un stage de formation, mercredi 11 mars toute la journée. Nous avons beaucoup travaillé pour articuler le colloque avec ce stage. Il fallait que nous adaptions nos propositions aux programmes d’enseignement et aux outils dont ont besoin les enseignants qui s’adressent à nous et à leurs différentes attentes.
Le stage se déroulera entièrement à la cinémathèque sur un thème élargi à « La seconde guerre mondiale et le cinéma » avec une part très importante consacrée à la thématique juive. C’est organisé en collaboration avec le rectorat. Ce sera aussi un moyen de préparer ce public au colloque qui commencera le lendemain et aux films.



A une certaine époque vous avez appelé votre événement « Kinojudaïca : cinéma juif en Russie et en Union soviétique. » Puis l’expression « cinéma juif » a disparu. Et maintenant vous intitulez l’événement « Image des Juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique des années 10 aux années 60 » ; Pouvez-vous expliquer ?


NL : A propos de Kinojudaïca, je voudrais dire que la paternité de ce vocable revient à Valérie. Nous sommes dans un projet de recherche En fait ce dont on parle c’est de l’image des juifs, de la représentation des juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique.



Quand on lit votre programmation on est frappé par la diversité (fictions / documentaires, longs métrages / courts métrages, comédies / drames / aventures etc.) On constate aussi que beaucoup de films sont des films rares, voire inédits en France mais il y a aussi des classiques, il y a des films de réalisateurs peu connus mais aussi des films de réalisateurs très connus comme Bauer, Koulechov, Donskoï ou Romm. Pouvez-vous nous parler un peu de vos choix ?


NL : A partir du moment où on optait pour un projet ambitieux avec plus de cinq ou six films, on faisait le choix de montrer des films inédits, mais un certain nombre de films connus s’imposaient d’eux-mêmes. On est parti à la découverte avec les outils scientifiques et historiques indispensables et on a tout simplement essayé de respecter la diversité du corpus. La programmation montre à quel point ce cinéma était dans un maillage extrêmement complexe, se situait à des rencontres, à des carrefours, recevait, retournait, irriguait. On ne peut pas isoler cette thématique ni ceux qui l’ont faite du reste du cinéma russe ou soviétique. C’est Valérie qui a fait les choix définitifs et va sûrement préciser comment.

VP : Cette diversité s’est imposée dès que j’ai commencé à visionner les films. J’en ai visionnés au moins trois fois plus qu’il y en a dans la programmation. Sur cette quantité de films il était parfois difficile de faire des choix. Et j’ai indiscutablement des regrets. Si demain on me demandait d’en ajouter quinze, je n’aurais vraiment aucune difficulté à le faire. Je me suis livrée à certains arbitrages en terme de périodes. Je savais ce qui a été programmé en France au cours des quinze dernières années. Je savais que je retrouverais en 2009 à Toulouse ou à Paris, des gens qui étaient venus voir des films des années dix à Orsay, qui avaient vu la sélection de Natacha en 2000, qui étaient aussi à Beaubourg pour « Gels et dégels » ou quand j’ai présenté moi-même des films au Musée d’histoire et d’art et du judaïsme ou au Mémorial de la Shoah. J’ai donc tenu compte de cela. Personnellement je serais davantage allée vers les films des années dix qui constituent vraiment un patrimoine qu’on connaît très mal. Mais il fallait aussi montrer des films de la fin des années vingt, еux aussi méconnus. Enfin, il fallait tenir compte de l’état de conservation des films, et des possibilités de restauration.


2 – La rétrospective de Kinojudaïca


Les réponses sont de Valérie Pozner


Pouvez-vous nous parler un peu de la façon dont vous avez procédé pour faire votre sélection des 31 films qui vont être montrés à la cinémathèque de Toulouse.


Ce dont il est question dans cette rétrospective et dans ce colloque c’est de l’image des Juifs dans le cinéma de Russie et d’Union soviétique.
En raison de l’importance de la population juive installée dans l’empire russe depuis longtemps, principalement dans la Zone de résidence, des spécificités de sa progressive émancipation, on assiste dans le dernier tiers du XIXe siècle à l’émergence de sujets et de personnages juifs dans la littérature et le théâtre, que l’on va retrouver ensuite dans le cinéma. Plus tard, le statut de la communauté juive change : la suppression des limitations auxquels étaient soumis les Juifs en février 1917, la reconnaissance de leurs droits dans les années soviétiques vont faire, qu’en tout cas jusqu’à la guerre, indiscutablement, ces sujets ont eu droit de cité. De nombreux films mettent en scène des Juifs, sont centrés sur l’histoire et la vie, passée ou présente, des Juifs. Et ce corpus est bien plus important qu’on avait pu autrefois l’imaginer.
Les films que j’ai écartés, étaient des films dans lesquels la judéité n’était pas thématisée, ou constituait une ligne de narration trop secondaire ou trop épisodique.
J’ai visionné au Gosfilmofond et à Krasnogorsk à peu près tous les films qui pouvaient entrer dans cette thématique, plus d’une cinquantaine de films (longs métrages, courts métrages, fiction, documentaires). Je me suis arrêtée au début des années soixante. En laissant volontairement de côté les nombreux documentaires de cette période consacrés aux Juifs soviétiques, particulièrement les films sur le Birobidjan, qu’on recommence à tourner au début des années soixante, films réalisés pour contrer la propagande américaine qui dénonçait la situation des Juifs soviétiques. J’ai également laissé de côté les films de propagande anti-israëliens et anti-sionistes.



On sait que la grande majorité des films des premières années du cinéma ont disparu pour diverses raisons, dont la principale est qu’on ne se souciait pas de les conserver. Le pourcentage des films à thématique juive conservés est-il comparable au pourcentage de l’ensemble des films conservés où est-il plus élevé ?


Il est plus élevé pour deux raisons : l’une liée au type de studio de production, l’autre à la géographie. Les films à thématique juive tournés dans les années 10 proviennent de deux types d’instance. Certains films sont réalisés par de petits studios juifs de la Zone de résidence, de Riga à Odessa, mais également à Kiev Kharkov, Varsovie, etc. D’autres films sont réalisés par des studios russes, surtout moscovites, qui, à partir de 1913 commencent à découvrir avec intérêt les communautés juives et les examinent avec une indéniable curiosité. Ils y voient des sujets pour leurs films avec des personnages exotiques, hauts en couleur. Les films tournés dans les petits studios artisanaux de la Zone de résidence ont disparu à plus de 95%. Les quelques films sauvegardés, l’ont été souvent parce qu’ils ont été diffusés en dehors de Russie, c’est le cas en particulier de La Vie des Juifs en Palestine, conservé aux Archives françaises du film. Par ailleurs, ces studios se sont retrouvés dans la zone des hostilités de la première guerre mondiale. Ainsi beaucoup de films ont disparu, non pour des raisons liées à leur thématique, mais simplement pour des raisons géographiques.



AVANT LA REVOLUTION



Dans la période qui précède la révolution les Juifs n’avaient pas les mêmes droits que les autres. Pourriez-vous nous préciser quelles étaient les interdictions essentielles ? Pouvaient-ils librement faire du théâtre et du cinéma ?


Il y avait, d’une part, l’obligation de résider dans l’une des quinze provinces de l’Ouest et du Nord de l’Empire, Pologne comprise. Seule une partie de la population avait le droit de résider en dehors de cette Zone de résidence, les marchands de la première Guilde et certaines professions libérales. Il y avait un numerus clausus à l’entrée dans les établissements d’enseignement supérieur. Par ailleurs les Juifs n’avaient pas le droit de posséder des terres. Leurs possibilités d’insertion dans le monde du travail étaient très limitées et ils ne pouvaient pas se déplacer librement à l’intérieur de l’Empire. A cela s’ajoutaient des interdictions qui pesaient sur la langue dans laquelle étaient jouées les pièces de théâtre (le yiddish ne fut officiellement autorisé sur scène qu’après 1907). De sorte que les troupes de théâtre juives, extrêmement actives depuis le début du siècle, itinérantes car elles ne pouvaient s’établir dans un bâtiment fixe, à certains moments devaient jouer en allemand ou en russe. Il y avait bien entendu un certains nombre d’astuces pour contourner les interdictions, par exemple on annonçait une pièce en allemand, mais devant les spectateurs on parlait en yiddish. On trouve des détails très précis à ce sujet dans les souvenirs de l’acteur I. Faïl La Vie d’un acteur juif, édités en 1938 à Moscou. C’est dans ces troupes de théâtre ambulant, leurs répertoires et leurs acteurs que va puiser le cinéma juif des années dix. Par exemple le film Vu iz Emes [Où est la vérité ?, 1914] de la rétrospective s’inspire d’une pièce de Shomer, un dramaturge juif prolifique écrivant en yiddish et d’ailleurs mal considéré par les auteurs de la « grande » littérature yiddish comme Cholem Aleikhem. Mais le cinéma faisait plutôt appel à ces auteurs populaires, comme c’était le cas d’ailleurs dans d’autres pays. On peut citer également les nombreuses adaptations de pièces de Iakov Gorkin, de Goldfaden. Dans le répertoire plus contemporain, le cinéma adapta plusieurs pièces de Sholom Ash, auteur établi aux Etats-Unis.



Est-ce que les inégalités dont étaient victimes les Juifs sont montrées, voire dénoncées au cinéma? Est-ce que le cinéma a aidé dans une certaine mesure les Juifs dans leur revendication des mêmes droits que les autres citoyens.


On le voit en effet dans plusieurs films. En particulier dans Où est la vérité ? tourné en 1913. C’est l’histoire d’une jeune fille juive qui veut partir de sa province bessarabienne où ses parents sont morts dans un pogrom, on devine que c’est celui de Kichinev. Elle s’établit à Riga pour faire des études. Comme elle n’a pas le droit de résider dans cette ville, elle finit par s’enregistrer comme prostituée. Quelques cas de ce genre avaient défrayé la chronique à l’époque. Une adaptation de la même pièce a été réalisée au même moment à Odessa. C’est la version de Riga, la seule conservée, qui va être montrée à Toulouse. Ce film a été montré et a eu du succès auprès du public. De manière assez étonnante, on n’a pas de trace de censure. Son producteur en faisait d’ailleurs la publicité de semaine en semaine, dans les revues corporatives ! Par ailleurs, la presse yiddish de l’époque a très peu parlé de ce film, ce qui s’explique par le fait que cette presse, récemment autorisée, cherchait une légitimité, et préférait parler de « grande » littérature et de « grand » art plutôt que de films « populaires ». Mais c’est évidemment après février 1917 que le cinéma a pu dénoncer clairement ces inégalités, ainsi que les pogroms subis depuis les années 1880.



A l’époque tsariste le pouvoir religieux contrôlait de façon précise tout ce qui touchait à la religion orthodoxe dans les films, y avait-il une censure du contenu religieux des films à thématique juive et qui exerçait cette censure ?


L’intérêt de ces films à thématique juive, c’est que l’on pouvait y représenter certains aspects de la vie, et notamment de la vie religieuse des communautés juives. D’une part, il y avait un intérêt pour l’exotisme du mode de vie et des rites. D’autre part, les images de la famille impériale, de même que les scènes de la vie religieuse orthodoxe étaient très étroitement contrôlées.



En 1913 a éclaté l’affaire Beylis à Kiev, qu’on appelle parfois l’affaire Dreyfus russe, elle est évoquée dans deux des films de la rétrospective, pouvez-vous très brièvement nous rappeler de quoi il s’agit et nous dire quel éclairage apporteront les deux films.


C’est une histoire bien connue aujourd’hui. Un enfant de onze ans avait été retrouvé mort dans une carrière non loin d’une petite usine à Kiev. Mendel Beylis, employé de cette usine, fut accusé de ce meurtre. On a parlé de meurtre « rituel », conformément à une fausse légende selon laquelle les Juifs devaient faire couler du sang chrétien pour l’accomplissement de certains rites. La défense de Beylis fut remarquablement assurée par un des meilleurs avocats de Saint-Pétersbourg qui obtint l’acquittement de Beylis en 1913. La communauté juive et l’intelligentsia, bien au delà de cette communauté, se mobilisèrent, si bien que l’affaire eut un retentissement international. C’est pourquoi la firme Pathé avait envoyé un cameraman à Kiev la veille du procès pour filmer Beylis, les témoins, son avocat, les bâtiments du tribunal, etc. Le film est conservé incomplètement. Ce fut un moment très important dans l’éveil de l’intérêt des Russes, surtout de l’intelligentsia, pour la situation de la communauté juive en Russie. Avant et après le procès, plusieurs films, bandes d’actualités et reconstitutions, furent tournés à Kiev sur cette histoire. Le film de fiction que nous allons également montrer sur cette affaire est le seul conservé sur les 3 ou 4 réalisés. Encore n’est-il conservé que de façon incomplète. Il a été tourné en 1917, et est probablement le remake d’un film de 1913, tourné avec les mêmes acteurs mais par un autre réalisateur, Nikolaï Brechko Brechkovski. A partir de février 1917 les interdictions frappant les Juifs ont été supprimées et un grand nombre de films à thématique juive ont été tournés. Ce film de 1917 focalise l’attention sur un journaliste, Krassovski, qui reprit l’enquête et identifia le véritable auteur du meurtre.



Pourriez-vous nous parler de ce film assez extraordinaire qu’est Sonia la main d’o r où l’héroïne principale est une jeune fille voleuse et aussi juive. Quel retentissement a-t-il eu ?


C’est une histoire qui avait défrayé la chronique et qui fut rapidement exploitée par la littérature populaire, qui prenait modèle sur la littérature d’aventure française et très directement s’inspirait de Ponson du Terrail. Le film est donc l’adaptation d’un roman russe de ce type. Quant aux faits réels, plusieurs versions circulent et on ne sait plus qui était véritablement cette Sophie Bluvstein, était-elle née à Smolensk, Varsovie ou Odessa, quand était-elle morte, s’était-elle ou non enfuie du bagne de Sakhaline. Mais l’intérêt en Russie pour ce type de personnages est analogue à l’intérêt porté en France pour les personnages qui firent le succès de certains films de Feuillade.



Mais Sonia est juive quand même.


Oui, cela participe de la fascination qu’elle exerce. Il s’agit là aussi d’un lieu commun de la littérature et du cinéma. De plus, il était plus facile de montrer une femme émancipée et hors la loi qui ne soit pas russe, cela permet de transgresser certains interdits de la représentation. C’est toujours elle qui a l’initiative. Elle est dénuée de toute moralité, ne s’arrête devant rien, se tire de tous les guets-apens, réussit par l’audace et exerce une attirance, a un ascendant tels sur les commissaires de police, sur les enquêteurs, les gardiens de prison, qu’ils ne peuvent que l’aider à s’enfuir, la tirer de mauvaises passes.
Et il y a quelque chose qui me paraît important à évoquer à savoir la place du mélodrame. C’est un remarquable serial d’aventures mais en même temps c’est très mélodramatique avec une manière de jouer que les Russes découvrent à ce moment là. Le mélodrame est un genre tout à fait bien ancré dans le théâtre juif populaire et que la Russie découvre. Avec une manière différente de jouer, de bouger constamment, d’étaler son corps, ses cheveux, son sourire ou au contraire ses grimaces en plein cadre. C’est différent de ce qu’on voit pour les mêmes films russes de cette époque.



Le film est en plusieurs épisodes, était-ce prévu au départ, ou est-ce une conséquence du succès des premiers films.


C’est un serial comme on en tournait à l’époque en France. Ces serials avaient été importés, avaient eu du succès et on voulait faire de même en Russie. Les premiers films ont eu du succès. Un autre studio a détourné l’actrice et filmé les épisodes suivants. Malheureusement ces films sont mal conservés. Il ne reste que des fragments, mais ils sont passionnants.



Est-ce qu’on n’a pas récemment fait un remake de cette série ? Oui en effet une série en 12 épisodes à été faite en 2007 [par Viktor Merezhko] Pouvez-vous nous parler un peu de Leon Drey qui, je crois, est un film inédit en France.


Leon Drey est un film de 1915 adapté d’un roman de Semion Yushkevich. Le personnage principal, Leon Drey est un séducteur, un Don Juan qui séduit les femmes riches, et finira par se marier à la plus riche d’entre elles, une veuve qui est jouée par Emma Bauer, la femme du réalisateur Evgueni Bauer. Toutes les dames de la bonne société d’Odessa tombent dans les bras de Leon Drey les unes après les autres, c’est très comique. La projection de ce film est une première en France. Il était conservé sans les intertitres. Pour le montrer, nous avons rédigé, Svetlana Skovorodnikova et moi-même, des résumés au début de chacune des bobines. On n’a pas inventé des dialogues qu’on n’avait pas, ce qui aurait été un travail de faussaire, on a fait un travail qui permet de suivre l’histoire du film.



Dans votre programmation, vous n’avez pas intégré le film L’haim de 1910 considéré généralement comme le premier film à thématique juive, pourquoi ?


C’est en effet un très beau film, mais il fallait faire des choix. On a préféré montrer un film qui n’a jamais été montré en France. L’haim avait été montré dans la rétrospective d’Orsay en 1990 et auparavant à Pordenonne.



Dans cette partie de la rétrospective consacrée au cinéma d’avant la révolution, plusieurs films sont inédits en France ?


Oui. Nous avons même fait le choix de montrer un film non identifié, dont nous ne connaissons ni le titre, ni les auteurs, ni le lieu de production précis, afin de montrer la diversité de ce patrimoine, et pour donner une idée des questions qui se posent aux chercheurs.



APRES LA REVOLUTION



La Révolution donnait officiellement aux Juifs les mêmes droits qu’aux autres citoyens. Peut-on résumer en quelques mots la réaction de la communauté juive à cette révolution ?


Précisons que c’est la révolution de février 1917 qui a donné aux Juifs les mêmes droits qu’aux autres et cette révolution fut très bien accueillie par les Juifs. Octobre a d’abord suscité une interrogation sur l’avenir. Puis sont arrivées les années de guerre civile qui ont vu se perpétrer des pogroms sur tout le territoire qui correspondait à la zone de résidence. La plupart des forces en présence y furent mêlés et eurent leur part de responsabilité. Toutefois le pouvoir bolchevique les dénonça de manière plus nette, et s’assura ainsi le ralliement d’une majorité de la population juive. Mais ce n’était pas par véritable enthousiasme politique.



Le milieu du cinéma russe a réagi aux premières années du régime soviétique par un puissant exil, en a-t-il été ainsi pour le milieu juif du cinéma ? Oui, un certain nombre de réalisateurs sont partis en exil, par exemple Joseph Soïffer qui a émigré et a finalement terminé sa carrière aux Etats Unis ou Abram (Alexandre) Drankov.



Après la Révolution le cinéma russe comprend-il beaucoup de Juifs ?


Le cinéma soviétique, comme le cinéma américain, compte un nombre de Juifs bien supérieur à la part qu’ils occupent dans la population du pays. On les trouve à tous les niveaux, des cadres de la production à la distribution, en passant par les créateurs et les techniciens. Au juste, il en était déjà ainsi dans les années dix. Pourquoi ? Au début du siècle se développe un mouvement d’émancipation très fort, un grand nombre de Juifs cherchaient à quitter la zone de résidence pour s’installer dans les grandes villes. Outre les études supérieures, ils avaient la possibilité d’intégrer des écoles d’ingénieur, choix que firent de nombreux Juifs que l’on retrouve ensuite dans le cinéma. Parce que le cinéma était, relativement aux autres, un milieu progressiste, ouvert, lui-même en cours de constitution, qui n’avait pas ses traditions comme le monde des arts académiques ou de la science. Il y avait des places à prendre à un moment où le monde juif cherchait les voies de son intégration. C’est ainsi qu’apparaissent les Drankov [considéré comme le premier producteur de cinéma russe], Frenkel , Arkatov, et une grande part des premiers producteurs et distributeurs de Russie.



L’égalité des droits donnée aux Juifs n’était pas acceptée par toute la population. Le cinéma a-t-il été utilisé par le pouvoir pour condamner les attitudes antisémites et a fortiori les pogroms ?


A partir de 1927 est déclenchée une campagne de lutte contre l’antisémitisme à la suite de rapports faisant état d’une vague montante d’antisémitisme, de cas graves d’attentats perpétrés dans des usines contre des ouvriers juifs, attentats qui n’ont pas été dénoncés par le Parti. Plusieurs responsables et organisations locales du parti furent d’ailleurs mises en cause dans un certain nombre d’affaires. Cette campagne avait deux objectifs, lutter contre l’antisémitisme et faire accepter par une large partie de la population l’action en faveur de l’établissement des Juifs dans des colonies paysannes, au sud de l’Ukraine et en Crimée. Parmi les films réalisés dans le cadre de cette campagne, le film de Mutanov, Retenez leurs visages, tout à fait inconnu, est vraiment remarquable. Il a été moyennement bien reçu et on ne sait pas dans quelle mesure il a été beaucoup montré. Mais on a édité à l’occasion de sa sortie, en 1931, une petite brochure expliquant aux éventuels directeurs de clubs comment utiliser ce film pour parler avec les publics de l’antisémitisme. Le film Cinq fiancées fut également réalisé dans le cadre de cette campagne. Autant le premier était l’œuvre d’un jeune réalisateur qui avait bien retenu les leçons du cinéma d’avant-garde soviétique, autant le second est un film qui, du point de vue formel, est beaucoup plus traditionnel. C’est toutefois un film tout à fait saisissant. La majeure partie de la deuxième bobine montre la peur de la population d’un shtetl dans l’attente d’un pogrom. Alors que le premier film se déroule dans une usine soviétique et montre ce qui se passe aujourd’hui, le second parle de l’époque de la guerre civile et jette donc sur l’antisémitisme un regard rétrospectif, en avançant que les pogroms étaient uniquement le fait d’ennemis de la révolution. C’est cette idée qui sera toujours mise en avant : ne peuvent être antisémites que des gens qui n’ont pas compris la leçon de l’internationalisme prolétarien et sont en fait des contre révolutionnaires. En l’occurrence, les contre révolutionnaires sont des bandes ukrainiennes liées à Pétlioura. C’est un film qui est d’une grande force dans sa première partie et qui dérive ensuite sur une histoire un peu alambiquée, un peu sentimentale qui a été mal perçue. Le film a été un peu montré en Ukraine et interdit en Russie. A ce propos, il faut souligner la différence entre l’Ukraine, beaucoup plus réceptive à ce type de problématique que la RSFSR. C’est lié au fait que la population juive est plus importante en Ukraine mais aussi au fait que la censure était plus libérale en Ukraine, tandis que les studios du centre étaient plus contrôlés, et ce n’est pas spécifique aux films à thématique juive.



Le cinéma des années 20-30 a également dénoncé l’antisémitisme du régime tsariste. Certains films de la programmation le montrent.


Pour faire un film de commande contre l’antisémitisme, le plus facile est de parler de l’antisémitisme d’autrefois. Il y a unanimité pour dénoncer l’antisémitisme du régime tsariste. Les films sur ce thème ont eu, dans l’ensemble moins de difficultés à sortir. De notre programmation, il faut voir à ce sujet Contre la volonté des pères. L’histoire même de sa production est très intéressant. C’est un montage fait à partir des rushes pléthoriques d’un autre film, Mabul, qui n’est pas conservé, où jouaient les acteurs du théâtre Habima et qui avait eu certain succès, y compris aux Etats-Unis. Ce film, Mabul, n’est hélas pas conservé. Si bien qu’aujourd’hui, Contre la volonté des pères est le seul film où on peut voir les acteurs de ce théâtre, qui jouait en hébreu, et qui partit en tournée à l’étranger peu après le tournage, pour ne plus revenir. Le film fut interdit notamment parce qu’il reflétait la diversité politique de l’engagement des Juifs avant Octobre.



Parallèlement le pouvoir politique a tenté une politique d’intégration des Juifs. Comment le cinéma en rend-il compte ?


Le slogan qu’on retrouve dans beaucoup de films des années trente est que « la réussite des Juifs est due au pouvoir soviétique ». Ainsi dans un film où la thématique juive n’est que secondaire, et que nous n’avons pas retenu dans la rétrospective, L’Erreur de l’ingénieur Kotchine [d’Aleksandr Matcheret, 1939] les parents du personnage principal disent que leur fils n’aurait pas eu la carrière qu’il a sans le pouvoir soviétique. Mais le meilleur exemple est sans doute Les Chercheurs de bonheur. C’est un film qui parle du retour d’une famille juive exilée en Union soviétique. La famille part s’installer au Birobidjan et trouve enfin sa vraie patrie, la patrie du travail, chantée et louée sous toutes ses formes. Le seul à ne pas s’intégrer, Pinia, qui continue à nourrir des rêves illusoires d’enrichissement personnel, refuse de participer au travail collectif, est rejeté par la communauté. Pour qu’il y ait intégration, il faut qu’il y ait acceptation des normes et des valeurs qui sont celles de la patrie du socialisme telles qu’elles sont énoncées.
Il faut aussi citer le Retour de Nathan Becker, histoire d’un homme qui, à cause de la crise de 1929, revient des Etats Unis où il a été maçon pendant 28 ans. Il a quitté la Russie à cause de l’antisémitisme, de la misère et des conditions faites aux Juifs par le régime tsariste. Il revient dans son shtetl accompagné d’un noir américain, joué d’ailleurs par un acteur déjà vu dans Les Diablotins rouges (Perestiani, 1923) [Kador Ben Salim]. Ils arrivent au shtetl juste au moment du lancement du premier plan quinquennal. Une grande usine doit être construite et c’est sur ce chantier que vont être embauchés les deux ex-Américains. Nathan a du mal à intégrer les normes et la façon de travailler des ouvriers soviétiques et ce n’est qu’au bout de tout un processus, que relate le film, qu’il va finir par comprendre. Alors que son père, joué par Mikhoëls, qui est passé directement du shtetl aux chantiers socialistes, intègre beaucoup plus aisément les nouvelles valeurs.



Sont-ils bien accueillis par les autres ouvriers ?


Oui, mais pas dans le shtetl où on ne les comprend pas. Et sur le chantier, c’est Nathan qui ne comprend pas les ouvriers. Alors que les ouvriers et la direction du chantier veulent absolument l’intégrer. Et ils veulent qu’il transmette le savoir acquis en Amérique. Il perd dans la compétition, mais on remarque que la technique de maçonnerie de Nathan est plus complexe, que son mur est beaucoup plus solide. Il faut donc s’en inspirer. Le film s’inspire d’une histoire authentique : il faut dire que les Soviétiques avaient fait appel à de nombreux ingénieurs étrangers pour les grands chantiers du premier plan.



Vous avez inscrit le film un bonheur juif dans le cadre «Théâtre cinéma », ce qui est bien légitime, mais ce film n’est-il pas un des très grands films du cinéma juif, tant par le sujet que par la forme et qui dépasse le cadre des rapports entre cinéma et théâtre.


C’est un film remarquable à de nombreux égards. On lui a fait le reproche d’être trop théâtral. En même temps, il a été filmé en décor réel, dans les shtetls d’Ukraine, et fait appel à des figurants qui n’ont rien à voir ni avec le théâtre ou le cinéma. Granovski était en tournée avec son théâtre et quand il ne jouait pas, c'est-à-dire dans la journée, il tournait et quand il changeait de lieu, il changeait évidemment de décors. La scène centrale, avec le délire du personnage principal qui imagine l’envoi de fiancées des shtetls d’Ukraine aux Etats-Unis, pour faire le bonheur des Juifs américains, toute cette partie complètement loufoque n’a son équivalent nulle part. C’est une veine qu’on ne retrouve dans aucun autre des films de cette rétrospective. Et Mikhoëls qui joue le marieur est vraiment extraordinaire.



Pouvez-vous nous parler du rapport entre le théâtre et ce cinéma dans la période soviétique ?


On dit que le cinéma russe, dès les années dix, emprunte beaucoup à la littérature. En fait il emprunte moins à la littérature qu’au théâtre qui adapte lui-même la littérature. Le passage par le théâtre est un passage tout à fait fondamental. Au début des années vingt, les deux principaux théâtres juifs du pays sont le Gosset et Habima. Le Gosset est le théâtre juif parlant yiddish, de Moscou, qui, avec de grandes difficultés financières, parce qu’il est mal subventionné, s’impose quand même au cours des années 20 notamment grâce à Mikhoëls. Granovski, le directeur du théâtre, n’est pas revenu d’une tournée à l’étranger entreprise en 1928, et c’est Mikhoëls qui se voit confier la direction à partir de 1929. Il a ouvert peu à peu le répertoire, dans les années 30, aux grandes pièces du répertoire non juif, et fait jouer Shakespeare en yiddish. Nous allons montrer des extraits des répétitions du Gosset, en 1933 et en 1935. Outre Mikhoëls, qu’on voit dans un certain nombre de films, il faut voir son comparse du Gosset, le remarquable Véniamine Zouskine (Frontière, Michail Dubson, 1935 ; Les Chercheurs de bonheur, Vladimir Korch-Sablin, 1936). Mais le cinéma à thématique juive a fait appel à de nombreux acteurs d’autres théâtres !



Un certain nombre de films d’avant la guerre dénoncent l’antisémitisme en Allemagne, mais quelles conséquences sur le cinéma à thématique juive ont eu les accords entre Staline et Hitler de 1939.


Ces films ont été immédiatement retirés des écrans. De sorte que certains ont eu une carrière particulièrement courte. La Famille Oppenheim qui était sortie en janvier 1939 a été interdit en septembre. Ils ont été remis sur les écrans à partir de l’entrée en guerre de l’Union soviétique, dans la semaine qui a suivi l’invasion allemande. Avec Professeur Mamlok ce sont les deux principaux films qui consacrés à l’antisémitisme en Allemagne, mais il y en a eu d’autres, comme Soldats des marais (Alexandre Matcheret, 1938 ) ou La Carrière de Ruddy (Vladimir Nemoliaev, 1934).



Au Mémorial de la Shoah qui va présenter du 15 au 22 mars, une quinzaine de films de votre rétrospective. Il y a aussi un film de la même thématique qui n’est pas dans la programmation de Toulouse. Vous pouvez nous en parler ?


Il s’agit de A travers les larmes. (sous entendu « Le rire à travers les larmes »). Ce film de Grigori Gritcher-Tcherikover est remarquable. La version conservée est accompagnée d’un commentaire en yiddish qui a été enregistré aux Etats-Unis au début des années trente. Le commentaire sera traduit. C’est vraiment très drôle. Par ailleurs n’oubliez pas que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris passera plusieurs films de la rétrospective le 8 mars. Je sais que les détails se trouvent sur le site kinoglaz.fr



Sauf erreur, dans votre programmation, 4 films ont été réalisés pendant la seconde guerre mondiale, deux documentaires et deux films de fiction. Ces deux derniers ont été réalisés par de très grands réalisateurs soviétiques, tous les deux juifs (Romm et Donskoï). Le film de Mikhail Romm est assez connu, celui de Marc Donskoï est, me semble-t-il, rarement montré, pouvez-vous nous parler de ces deux films ?


Pour Le Rêve, de Mikhail Romm, la publicité a mis l’accent sur le personnage de la jeune fille Anna, interprétée par Elena Kouzmina, qui part en Union soviétique et y trouve le bonheur. Mais Romm dit lui-même, et c’est clair quand on voit le film, que le personnage principal est celui de la tenancière juive de la pension Rosa Skorokhod, interprétée par Faïna Ranevskaïa qui trouve là d’ailleurs un de ses meilleurs rôles. C’est un grand film et c’était le film préféré de Romm.
Le film Les Insoumis , de Marc Donskoï, est sorti en octobre 1945, donc après la fin de la guerre. Il s’inspire d’une nouvelle de Boris Gorbatov, dans laquelle la ligne narrative liée au docteur Aron Davidovitch n’était pratiquement pas développée. Le travail sur ce personnage est un choix de Donskoï. Il re-travaille la nouvelle en accord avec l’écrivain pour donner à ce personnage une plus grande importance. Il le fait parce qu’il veut évoquer la tragédie de Baby Yar. Tout en sachant que ce n’est pas du tout évident. L’opportunité de sa sortie a été discutée au sein du Comité du cinéma. Les avis étaient partagés y compris au sein des cinéastes qui étaient ses collègues. On voit très bien comment ce thème de l’holocauste est déjà dans une période d’occultation.



Quelle a été la carrière de ce film, ses échos ?


Il a été recensé essentiellement par des critiques juifs, mais dans la presse généraliste. Ce sont justement ces critiques qui disent que le plus important, le plus émouvant, ce sont ces scènes qui très brièvement évoquent la Shoah par balles. Ce n’est pas le film le plus connu de Donskoï, ni même vraisemblablement le meilleur, mais c’est un film auquel Donskoï tenait énormément.



Les quatre films d’après guerre que vous proposez sont presque contemporains. Y a-t-il une explication à cela ? Entre la mort de Staline et l’année 64, n’y avait-il pas des films à thématique juive ?


En effet nous n’avons rien trouvé dans cette période qui corresponde à nos critères, ce qui est tout à fait logique quand on sait ce qui se déroule à partir de 1948, la campagne « anticosmopolite », puis le complot des blouses blanches. Même si ces attaques prennent fin dès la mort de Staline, il faut attendre quelques années pour que l’on puisse, à l’écran, renouer avec la thématique juive.



Parlons de la Commissaire, son réalisateur Askoldov était-il juif ?


Non, mais il avait choisi d’adapter une nouvelle de Grossman, écrivain juif, portant sur un personnage de Juif. Askoldov s’est retrouvé seul à l’âge de 5 ans, quand le NKVD est venu arrêter sa mère, et a été recueilli par une famille juive qui, ensuite, a disparu durant la Shoah.



Peut-on dire avec certitude aujourd’hui que c’est à cause de la thématique juive que le film a été interdit pendant 20 ans ? Quelle raison officielle donnait-on ?


Oui c’est essentiellement pour son traitement du thème. Même si officiellement, c’était un film formellement raté. L’arrêté d’interdiction disait que le négatif, le positif, tout devait être conservé au Gosfilmofond, c’est un ordre qui émane du ministère, du Goskino.



On voit bien à votre programmation que le cinéma juif russe a imprégné le cinéma russe et soviétique de 1910 à la fin des années 60. Son influence politique et culturelle se perçoit facilement. Est-ce que l’on peut parler d’une influence plus spécifiquement cinématographique ?


Votre question sous-entend qu’on aurait affaire à un corpus bien délimité et qui aurait ses contours formels. Ce n’est aucunement le cas. Le découpage opéré est fait sur l’ensemble du cinéma soviétique, uniquement à partir des critères de sujets, de personnages, mais ces films ont été produits dans des studios différents, par des gens qui parfois n’avaient aucun contact entre eux. Des quantités de réalisateurs juifs n’ont jamais tourné une image en rapport avec leur judéité. Sergueï Guérassimov en est un bon exemple : si vos regardez toute sa filmographie, vous n’allez rien trouver, sauf un petit rôle dans Frontière où il joue l’un des artisans juifs. Certains prônaient l’assimilation complète. Par exemple Abraam Room tourne un documentaire en 1926, Les Juifs sur la terre, avec l’idée qu’il fallait montrer les Juifs comme des citoyens soviétiques ordinaires, sans aucun trait distinctif. L’acteur Lev Sverdline, juif, a joué par exemple un général japonais dans Volochayevskie dni des frères Vassiliev en 1937, un Azéri dans Au bord de la mer bleue de Boris Barnet, plus tard il joue le rôle de Khodja Nasreddine. Bref, il interprète des personnages appartenant à différentes communautés ethniques, mais aucun juif. C’est évidement un choix, celui de ne pas s’identifier avec ses origines, de se sentir complètement libre de cet attachement.
Inversement un certain nombre d’acteurs non juifs jouent des personnages de Juifs dans la rétrospective. Par exemple Nikolaï Batalov, qui interprète le rôle principal dans Horizon. En dehors de la rétrospective, dans Kvartaly predmestya [Quartiers du faubourg] tourné par Gritcher-Tcherikover en 1930, le personnage de la jeune Juive est jouée par la géorgienne Nata Vachnadze. Tout comme il y a des réalisateurs juifs dont les films n’abordent pas le thème de la judéité, de même, des réalisateurs non juifs tournent des films à thème juif : Ivan Mutanov, avec Retenez leurs visages, en est un des meilleurs exemples. Bref, il s’avère impossible de définir les contours de ce que serait un « cinéma juif », ni du point de vue du type de sujet, ni du filmage, ni du choix des personnages ou de la direction d’acteurs. Les styles sont extrêmement différents, entre un Doubson, ou un Donskoï. Donc on ne peut pas dire que ce « cinéma juif » ait eu une « influence sur le cinéma soviétique ». Par ailleurs, c’est un cinéma qui, au moins pour certains films a été peu vu. Les films qui sortent à la fin des années vingt et au début des années trente n’ont pas bénéficié d’une diffusion très longue ni très importante. De même Le Rêve, sorti en 1943, a peu été vu. L’importance de ce film dans la filmographie de Romm n’a été vraiment réalisée qu’à partir des années 1980.