Le cinéma russe : vingt-cinq ans déjà...

 

LE CINÉMA RUSSE : VINGT CINQ ANS DÉJÀ…

 

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C’est l’âge du discours de Gorbatchev annonçant, comme une nouvelle révolution, l’avènement de la Perestroïka et de la Glasnost (Restructuration et Transparence,1985). Mais la véritable rupture remonte au Vème congrès de l’Union des Cinéastes (1986), acte d’indépendance du cinéma soviétique vis à vis de ses instances nationales, ou encore au XVe festival de Moscou (juillet 1987 [1]) qui affirmait cette indépendance aux yeux du monde. Et du monde, il y en avait à ce festival, accouru principalement d’Europe : gens de cinéma qui avaient gardé un contact vivant avec l’URSS (comme Fellini, primé en 1961 pour Huit et demi, le producteur Giuseppe de Santis, l’actrice anglaise Vanessa Redgrave venue demander la réhabilitation de Trotsky, le critique français Michel Ciment qui rappelait que tout n’était pas à jeter dans le cinéma soviétique, et bien d’autres), ou voulaient saluer le changement annoncé et soutenir leurs confrères, soviétiques pour 4 ans encore. Et aussi essayer de comprendre ce que ces futurs ex-Soviétiques avaient l’intention de faire de ce changement. À la surprise générale, un désaccord profond s’installa assez rapidement entre les invitants et leurs invités : lassés du système centralisé favorisant la domination de l’État sur la production cinématographique, les cinéastes soviétiques, et surtout les jeunes – avec à leur tête un certain Alexandre Sokourov (qui tournait déjà depuis 10 ans) – ne juraient que par les lois du marché et déclaraient haut et fort que leur cinéma serait diamétralement opposé à tout ce qu’avaient fait leurs aînés. Ce à quoi nos Européens, riches d’une longue et souvent triste expérience des lois du marché en question, répondaient qu’en matière de cinéma, le système soviétique était le meilleur du monde : tout art a besoin d’être financé « à fonds perdus », au moins en partie, et surtout ne jamais dépendre du marché. Cependant, une même ferveur unissait les uns et les autres : la hâte de voir sortir les films laissés « sur les étagères » par la censure . C’est ainsi que la projection improvisée de La Commissaire, unique film – interdit pendant 20 ans – d’Alexandre Askoldov (1967), démontra au monde qu’en Russie, on en avait fini avec la censure ![2]

Vingt-trois après ce festival historique, où en est le cinéma russe, qu’en est-il de ses relations avec les lois du marché, avec le public national et international, avec l’État ? De la rupture avec les anciens ? De la censure ? Des cinématographies des anciennes républiques de l’Union soviétique ? Enfin et surtout, qu’en est-il du renouveau cinématographique qui s’annonçait alors dans l’enthousiasme ?

Les réalités économiques des années 1990
Si, au début des années 90, le président Eltsine avait décidé d’opérer un grand coup de filet dans la mafia issue des minis empires disséminés jadis dans l’empire soviétique, il lui aurait suffi d’arrêter tous les hommes d’affaires utilisant le cinéma comme une machine à blanchir leurs millions de roubles fraîchement gagnés (ou subtilisés). Du reste, les réalisateurs embauchés par ces nouveaux businessmen n’en étaient pas vraiment : ils n’avaient généralement pas de formation ad hoc, pas la moindre idée de ce qu’est un scénario, et cherchaient le plus souvent à choquer en surfant sur la vague des thèmes interdits la veille encore : la religion, le sexe, la violence. Heureusement, personne ne faisait le moindre effort pour faire sortir ces films, quant aux salles de cinéma, elles étaient envahies par les films nord-américains de série Z (offerts gracieusement par le grand rival « pour habituer le public »). La production soviétique atteignit 500 films par an au début des années 90 [3] et les délégués de festivals revenaient de Russie avec des valises pleines de “premiers films” nés d’une multitude de petites sociétés de production, souvent familiales, créées pour un seul film et disparaissant une fois la dernière image tournée.
Bientôt cependant un certain nombre d’auteurs s’affirmèrent ou firent leur apparition. Sokourov, dont les fictions et documentaires déjà nombreux étaient enfin autorisés, Alexeï Balabanov, Ivan Dykhovitchny, Karen Chakhnazarov, Valéri Todorovski, Pavel Tchoukhraï (ces deux derniers étant les fils de deux “géants” du cinéma soviétique). Pourtant, leurs films aussi n’étaient vus que par les cinéphiles et les professionnels et n'étaient diffusés ni dans les salles ni à la télévision. En revanche, le peuple russo-soviétique faisait une grande consommation de vidéos, presque exclusivement occidentales, issues d’un piratage systématique. Quant aux géants du cinéma de papa, Todorovski et Tchoukhraï pères, Klimov, Panfilov, Abdrachitov, Mouratova, Guerman, ils se heurtaient de plein fouet [4] à deux problèmes nouveaux pour eux : comment filmer librement quand on a été censuré toute sa vie, et comment négocier avec des producteurs débutants qui n’ont que faire des “grands maîtres” ?
C’est ainsi que fut pratiquement inaccessible au grand public tout un pan du cinéma russe dont les auteurs cherchaient pourtant à traduire les bouleversements sociaux en marche dans leur pays : la première fiction de Balabanov, Oh, les beaux jours (1991), d’après Beckett, montrait des hommes vivant dans des poubelles d’où ils sortaient la tête pour la lever vers le ciel ; le Syndrome asthénique, de Mouratova (1987-89), faisait un état des lieux presque clinique de la société brejnévienne [5], et Armavir, d’Abdrachitov (1991), racontait le naufrage spectaculaire d’un paquebot symbolisant la Russie. Mais ces films venaient sans doute trop tôt et même les professionnels, tout en percevant leurs qualités, ne les comprirent pas vraiment.

Les deux géants de Léningrad/StPétersbourg
Que s’est-il passé dans la « deuxième capitale de Russie », qui s’est toujours distinguée en créant un véritable cinéma urbain, cinéma d’auteur, cinéma de création ? Son studio, Lenfilm, s’est vaillamment débattu dans les tourbillons du capitalisme naissant, combat qui a failli lui coûter la vie. Mais même si sa production a été, pendant quelque temps, presque réduite à zéro, elle n’a jamais complètement cessé grâce à une série d’auteurs très respectables parmi lesquels Sergueï Ovtcharov, Iouri Mamine [6], Valeri Ogorodnikov, Igor Maslennikov et surtout Alexandre Rogojkine. Pendant ce temps, deux cinéastes pétersbourgeois poursuivaient leur chemin individuel et gagnaient systématiquement les honneurs des festivals internationaux. L’un est aussi laconique – Alexeï Guerman (6 films en 43 ans) – que l’autre est prolixe – Alexandre Sokourov (45 films en 31 ans). Il serait évidemment difficile de résumer ici le parcours de ces deux géants au cours des 20 dernières années. En voici tout de même les grandes lignes.
Après un film remarquable annonçant le changement de langage cinématographique qui aurait dû advenir à la suite de la Péréstroïka (Mon ami Ivan Lapchine, 1985), Guerman a passé plus de 10 ans à créer Khroustaliov, ma voiture ! (1997), destiné à régler son compte à la nostalgie du régime stalinien, mais qui fut mal compris par le public. Aujourd’hui, Guerman achève Il est difficile d’être un dieu, inspiré du roman des frères Strougatski. Sokourov mène de son côté sa réflexion philosophico-politique et ses recherches stylistiques : tout en polémiquant, dans l’Arche Russe (2002), avec le marquis de Custine [7] sur la Russie éternelle, il a consacré une trilogie aux grands tyrans du XXe siècle : Molokh (1997, sur Hitler), Taurus (2000, sur Lénine) et le Soleil (2005, sur Hirohito). Mais sa thématique ne s’arrête pas à l’histoire, Sokourov explore aussi et surtout l’âme humaine avec, entre autres, Le Deuxième cercle (1990), Les Jours de l’éclipse (1988), Mère et fils ( 1997), Père et fils (2003), ainsi que dans d’innombrables documentaires.

Documentaires, défoulement autorisé
Ce domaine était en plein boum au début de la perestroïka : reportages et documentaires d’auteur confondus. Tous traitaient des sujets tabous ou interdits sous le pouvoir soviétique : les crimes du régime, les soubresauts de l’histoire soviétique, l’alcoolisme, la drogue, les problèmes d’une société multinationale de 250 millions d’individus, l’enfance négligée, la prostitution, et un thème à la fois traditionnel dans le cinéma soviétique et désormais complètement nouveau : les jeunes. Accusant unanimement la société soviétique, ces films montraient une jeunesse menacée (ou déjà atteinte) par la délinquance et la drogue, en rupture avec la génération des aînés, n’ayant aucun repère individuel ni collectif. Le film phare de cette déferlante fut sans conteste Est-il facile d’être jeune, du Letton Iouris Podnieks, qui provoqua un choc dans les consciences. Mais le plus fort et le plus profond fut Le Jugement suprême, de Hertz Franck [8], qui s’efforçait de pousser le spectateur à une réflexion sur la responsabilité individuelle et collective et provoqua de nombreux débats.
Après une période où il s'était employé à bousculer des interdits qui n’en étaient déjà plus, le cinéma documentaire, à bout de souffle et tout aussi ignoré de son public, s’est peu à peu assagi pour donner naissance à de nouveaux auteurs tels que Victor Kossakovksi, Vitali Manski, Sergueï Dvortsevoï et bien d’autres, dont le regard sur les hommes et les femmes qui composent la société actuelle est à la fois bienveillant et critique.

La jeunesse, thème éternellement jeune
Dans les années 1990, le documentaire n’était pas seul à parler des jeunes – figures phares du cinéma soviétique à toutes les grandes périodes de son histoire (il faut voir et revoir Le Chemin de la vie, de N. Ekk et son train de l’avenir conduit par les anciens délinquants rééduqués par un émule de Makarenko ; mais aussi les délicieux films des années 60 où les jeunes gens, porteurs des espoirs de renouveau dans le pays à peine sorti de la guerre et du stalinisme, se demandaient « comment vivre, maintenant ? »). Depuis la fin des années 70, certains cinéastes soviétiques annonçaient une inquiétude majeure de la société : on commençait à ne plus comprendre les jeunes – il fallait les observer et non seulement en faire des porte-drapeaux. Les Orphelins, de Goubenko (1976), Les Gamins, d’Assanova (1983), la Cage aux canaris, de Pavel Tchoukhraï (1983), montraient déjà des adolescents désemparés, ne ressemblant en rien aux héros du cinéma soviétique traditionnel. Mais dès la fin des années 1980, le ton se durcit : L’Aiguille, de Rachid Nougmanov (1988), racontait comment un jeune homme (interprété par le chanteur Victor Tsoï [9]) tentait en vain de sauver une jeune fille de la drogue, au bord de la mer d’Aral asséchée.
Premiers à percevoir les résultats pour le moins frustrants des transformations économiques tant espérées, les jeunes Russes reprenaient du service dans le cinéma russe, exprimant leur déception et leur angoisse, sentiments prédominants dans la société de l’époque.
Le Frère, de Balabanov (1997) met en scène un jeune homme revenant de la guerre (en Afghanistan ou Tchétchénie – une de ces guerres dépourvues de gloire et dont le sens a échappé à la plupart de ses acteurs russes) et cherchant à réintégrer le monde dit normal. Constatant que ce monde est pourri, il ressent une frustration qui se transforme en haine et, pour le “nettoyer” la société, il fait la seule chose qu’il ait apprise : il tue. À la différence des cinéastes soviétiques, qui portaient toujours un jugement moral, positif ou négatif, sur leur héros, Balabanov semble ne rien suggérer : au spectateur d’interpréter le personnage à sa convenance. Or, le jeune public post-soviétique se reconnut dans ce “frère”, il en fit son héros, le porte-parole de ses frustrations. Le Frère fut le grand succès national de l’époque, ses vidéos, piratées ou non, se vendirent à plusieurs millions d’exemplaires. Encouragés par ce succès, Balabanov tourna en 2000 un Frère 2 qui confirmait l’interprétation qu’avait faite une jeunesse russe attirée par les slogans nationalistes et revanchards.
Bientôt, les jeunes vont devenir des personnages comme les autres, le cinéma va s’efforcer d’appliquer les recettes des pays occidentaux pour essayer d’en récolter les… recettes (bien qu’il soit injuste de généraliser cette boutade à toute la production russe).

Sursaut du cinéma national et retour aux impératifs économiques
Cette situation étrange où le cinéma, jadis presque ignoré du monde, n’était vu que par le public des festivals étrangers – situation catastrophique tant pour les cinéastes que pour la production elle-même [10] – dura jusqu’à ce que l’État se décide à lutter contre la piraterie vidéo élevée au rang d’industrie (on pouvait acheter à Moscou des films US pas encore sortis dans leur pays d’origine). Le gros des sommes allouées au cinéma fut tout d’abord dirigé vers l’équipement en appareils de projection et de sonorisation ultramodernes (et aussi en jeux vidéos et points de vente de pop-corn) du réseau de salles, jusqu’alors très vétustes. Et vers la fin des années 90, le prix exorbitant du billet dans ces nouveaux multiplex se justifiait : on commençait à offrir au spectateur une projection de qualité, des films à succès venus d’Occident, et à la sortie, la possibilité de se restaurer et de continuer à s’amuser : la société de consommation tournée vers la jeunesse s’installait confortablement en Russie. En même temps, lassé de l’uniformité des films US trop souvent violents et dont l’univers lui était encore étranger, le public russe tournait ses regards vers le cinéma national (la télévision avait recommencé à diffuser les vieux films soviétiques, avec un certain succès) et exigeait que l’on traite de ses problèmes au cinéma. Il fallait maintenant fournir du spectacle sdelano v Rossii (ou “home made”, en langue internationale).
Au milieu des années 1990, plusieurs films de qualité traitaient de la situation de la Russie après 10 ans de capitalisme. Particularités de la pêche nationale, de Rogojkine (1998), était une comédie grinçante prenant le contre-pied du Frère : les responsables de nos malheurs, disait-il, ce sont nos propres défauts, et le cinéaste les décrivait avec humour, sans méchanceté mais aussi sans pitié – montrant toute l’absurdité des situations extravagantes du quotidien de son pays. Il prolongeait une veine inaugurée par Iouri Mamine qui, avec Délit de fuites (1988) racontait l’histoire d’une fuite d’eau dans un immeuble où chaque Russe pouvait se reconnaître.
Le Musulman, de Khotinenko (1995), où un jeune Russe, converti à l’islam alors qu’il combattait en Afghanistan, se heurtait à l’hostilité de son village, traitait avec sérieux d’un phénomène qui pouvait sembler secondaire à l’époque, mais connaît aujourd’hui une certaine gravité : les problèmes de coexistence entre les Russes et les Musulmans, qu’ils ont combattus trois fois en trente ans (Afghanistan et Tchétchénie) et voient, depuis la chute de l’empire soviétique, affluer des anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale [11], fuyant la misère et l’intolérance. Les Petites Vieilles, de Sidorov (2003) reprendra ce thème, désormais brûlant (et pas seulement en Russie), en introduisant, dans un village uniquement peuplé de vieilles femmes russes, une famille émigrée d’une ancienne république soviétique d’Asie centrale. Ces deux films – appels explicites à la tolérance – sont des exceptions dans un cinéma globalement (et jusqu’à aujourd’hui) indifférent aux questions sociales et politiques du pays. Exception plutôt réussie : Kremen (Tête de pierre, 2007) d’Alexeï Mizguiriov, sorte d’“anti-Frère” où l’on voit une société russe exploitant largement la misère des émigrés clandestins (que le “frère” de Balabanov repoussait avec mépris), et un jeune héros qui pourrait être un nouveau candidat au rôle de vengeur mais qui abandonne le champ de bataille pour ne pas devenir comme les pourris qu’il condamne.

La famille Russie
Sept ans après le Frère, Valéri Todorovski tourne Mon demi-frère Frankenstein (2004) : encore un jeune homme revenu d’une guerre dépourvue de sens et de gloire, dont on ne parle pas en Russie. Mais la différence est de taille : ce jeune homme – aussi repoussant et effrayant que Frankenstein – n’est plus qu’un demi-frère. Il est issu de cette grande partie déshéritée de la famille Russie qui n’a pu éviter l’armée à ses fils (ne pouvant payer le prix fort) ou qui a accepté de les envoyer se battre contre ces « basanés qui pillent le pays ». Cette partie de la population russe, pauvre, désorientée et acculturée, qui se réfugie dans les valeurs les plus « ringardes » (voir le succès de la première chaîne russe, auprès de laquelle TF1 fait figure de repaire d’intellos), ne parvient souvent à s’identifier que dans l’hostilité envers « les autres » (ici, “Frankenstein”, surnommé ainsi par ses demi-frères, n’a confiance qu’en ses camarades de combat) et soutient un pouvoir fort qui rétablira la Russie au rang des grandes puissances [12] . Face à ce peuple russe dont elle est coupée, l’intelligentsia urbaine ne peut que se taire, culpabilisée et désemparée. C’est ce que n’a pas fait (presque le seul dans le milieu des années 2000) Valéri Todorovski. Ce qui n’a pas empêché le public des salles de Russie d’éclater d’un rire vengeur au moment où le demi-frère tabassait un pacifique Ouzbek vendant ses pastèques sur un marché moscovite.
C’est ce soutien très large des Russes à la politique de leur gouvernement qui explique sans doute que le cinéma russe (traditionnellement à l’avant-garde mais ne trouvant pas de points de jonctions entre ses interrogations et les courants de moins en moins souterrains qui agitent le pays) refuse dans son ensemble le discours politique, ou tout au moins social, pour ne pas se couper de son public. C’est sans doute aussi ce qui explique que, bien avant que l’État ne se soit décidé à se mêler ouvertement du contenu idéologique des films, les cinéastes pratiquaient déjà, dès le début de cette décennie, ce qu’il faut bien appeler une autocensure, évitant d’aborder les sujets délicats ou en parlant de façon indirecte [13]. Une nouvelle langue d’Ésope (l’art de dire les choses sans les dire ouvertement) serait-elle en train de naître ?

Et les femmes, dans tout ça ?
Si, au cours de son histoire soviétique, le cinéma russe n’a eu qu’un petit nombre (très remarqué) de réalisatrices (d’Esther Choub à Larissa Chepiko, en passant par Kira Mouratova, laquelle poursuit son œuvre avec obstination depuis le début des années 60), il peut, depuis quelque temps, s’enorgueillir de plusieurs femmes de grand talent, telles que Larissa Sadilova, Lydia Bobrova, Marina Razbejkina, et plus récemment Katia Chagalova. Formées, pour les trois premières, à l’école soviétique (qui n’était pas la plus mauvaise école de cinéma), elles restent fidèles à ce cinéma proche des petites gens qui savait « tirer deux coups à la fois » : raconter – souvent avec une grande poésie - une histoire simple tout en donnant à réfléchir à des sujets graves.
Ces cinéastes emploient la parabole (et même la métonymie), mais sans jamais forcer l’image : une maternité (Longue vie !), un kolkhoze (Dans ce pays-là) symbolisent le pays entier, un pont au début et à la fin du film marque le difficile (impossible ?) passage vers la liberté (Un jour en province), un simple drapeau incarne tout le poids du système soviétique (Le Temps de la moisson). La plupart de ces films optent pour un réalisme poétique servi par d’excellents opérateurs (citons particulièrement Irina Ouralskaïa) et, dans leur désir de coller à la réalité, recourent souvent à des acteurs non professionnels.
L’image des femmes, quant à elle, a suivi une étrange – mais attendue – évolution. Pour les femmes soviétiques jadis prétendument « égales de l’homme », la Péréstroïka fut tout d’abord synonyme de libération : elles avaient désormais le droit de faire éclater leur féminité (bien traditionnellement, il est vrai), d’être attirantes, sensuelles et coquettes. Les hommes russes, qui n’avaient pas vécu la “révolution sexuelle” des années 70, n’y virent que le moyen de se vautrer dans l’imagerie sexiste et machiste. C’est ainsi que dans un grand nombre de films des années 90, la femme était souvent un simple élément de décor du somptueux appartement de son homme d’affaires de mari. Fini la femme russe à la fois forte, travailleuse et surtout Mère (de ses enfants et de la Patrie), la femme était désormais jeune, belle et, si elle parlait un peu plus qu’il ne fallait, c’est qu’elle était hystérique, bien sûr [14].
Mais, depuis plusieurs années, on voit apparaître des images de femmes différentes et, cette fois, tout à fait inattendues dans le cinéma russe : reflets de cette société en perdition qui s’accroche à des valeurs musclées à défaut de repères solides, les femmes ne sont plus l’élément stable de la société ni le repos du guerrier, elles sont elles-mêmes atteintes dans leur intégrité (Spot, de Iouri Moroz, 2006, histoire de trois prostituées, Rien de personnel, de Sadilova (2007), Tambours et trompettes, d’Alexeï Mizguiriov (2009), dont les héroïnes sont des femmes profondément seules, La Toupie, de Vassili Sigarev, 2009, sur une mère dépourvue d’instinct maternel). Adieu “la femme russe” dont on disait qu’elle portait le pays sur son dos et que le poète Nékrassov chantait au XIXe siècle [15]. Les femmes du cinéma ne sont plus en mesure de protéger les générations futures. Et pour la société russe, c’est un grand signe de désespoir.
Heureusement, il reste un personnage encore sain, symbole de la Russie éternelle et pure [16], bien que fort malmené par le monde moderne : la grand-mère de l’intelligentsia chez Sokourov (Alexandra), la vieille paysanne chez Bobrova, (Baboussia). Personnage équilibré et rassurant, il appelle à tourner ses regards vers un passé idéalisé où les valeurs simples étaient encore vivantes. Mais attention, nous dit le roman de Pavel Sanaev porté au cinéma (mais dénaturé) par Sergueï Snejkine (Enterrez-moi sous le carrelage, 2009), la grand-mère peut aussi véhiculer toutes les tares de ce passé ainsi que les valeurs les plus rétrogrades.
Nous préférerons à ces images extrêmes, les Petites Vieilles (déjà citées), ni anges ni démons, mais victimes de l’urbanisation à outrance qui les oblige à se demander qui va enterrer la dernière d’entre elles, rejetant l’étranger dans un premier temps, mais capables de comprendre que la coexistence pacifique peut être profitable à tous, pleines de talent et d’humour, mais aussi de réalisme dans leur vie de tous les jours.

Le cinéma russe broie du noir
Comme on le voit, la tchernoukha (tendance à ne montrer que les aspects les plus noirs de la réalité) qui, à la fin des années 80, reflétait le choc de la société russe devant l’arrêt brusque de la « construction du communisme », cette atmosphère de fin du monde que l’on comparait à celle du début du 20ème siècle (à la veille de la guerre et de la révolution), la tchernoukha revient en force dans le cinéma de la seconde moitié des années 2000. On y parle de femmes alcooliques et/ou dépourvues d’instinct maternel, d’enfants martyrisés et/ou délinquants, de jeunes avec lesquels la communication est coupée (Fiston, de Sadilova, 2009). On commence à y évoquer les effets de trois guerres en 30 ans sur des générations d’hommes que personne ne songe à traiter en héros (situation particulièrement dure quand on sait le culte des héros de la Seconde Guerre mondiale dans ce pays). Et sur une société qui a fait le silence sur ces conflits.
La “déprime” qui se remarque dans le cinéma russe est peut-être liée au manque de véritable analyse du passé : il faut assez de distance pour faire la part entre nostalgie et rejet total. Venue trop tôt – au début des années 90 – cette démystification du passé n’a pas encore produit d’œuvres aussi libératrices que Good Bye Lénine ou La Vie des autres, en Allemagne. Et même si de grands réalisateurs s’y sont essayés (le regretté Dykhovitchny sur un mode glamour, avec Moscou Parade (1992), ou Chakhnazarov, avec L’Assassin du tsar, (1991) sur un mode historique, et l’Empire disparu, (2008) nostalgie des années de jeunesse, ou encore les Zazous, de Todorovski (2008), comédie musicale sur les années 1950), ils ne peuvent répondre à cette question propre à l’histoire russe : quelle Russie construire pour demain ?

Censure ou pas censure ?
Face à cet assaut de noirceur – qui risque de couper une fois de plus le cinéma russe de son public – l’État réagit d’une façon assez traditionnelle dans ces contrées. D’une part, il annonce qu’il accordera une bonne part de ses subventions aux projets montrant la Russie sous un jour positif [17] (assisterons-nous au retour du réalisme socialiste ?) ; et de l’autre il saborde “en douce” les films qui traitent les « sujets qui fâchent ». En Russie, on appelle cela la censure téléphonique (« Nous ne pensons pas qu’il serait bon pour votre salle de cinéma de projeter tel film »[18]) . Dans le même ordre d’idée, la décennie qui s’achève a vu le retour d’une tendance remontant aux années Staline : la réécriture de l’histoire russe. De grands chefs de guerre (L’Amiral, d’Andreï Kravtchouk, 2008), de grands monarques (le Tsar, de Pavel Lounguine, 2009) rappellent au peuple russe sa grandeur passée et, comme les films d’Eisenstein (Ivan le Terrible, Alexandre Nevski), mais en nettement moins bien, l’appellent à relever la tête.
Est-ce à dire que la résistance, que le pouvoir autoritaire communiste n’était pas parvenu à écraser en 70 ans, a été vaincue par le pouvoir autoritaire capitaliste ? Nous ne le pensons pas. Comme ils ont toujours su le faire dans les périodes les plus difficiles, les cinéastes russes commencent (lentement mais sûrement) à réagir aux pressions, et il faudra sans doute que le spectateur averti recommence à chercher dans les films russes les allusions assassines sur le régime en place. Mais verra-t-on bientôt un grand film sur les jeunes anti-fascistes d’aujourd’hui ou sur les nombreux journalistes assassinés, comme Anna Politkovskaïa, dont les assassins n’ont toujours pas été condamnés, nous ne le pensons pas. Aujourd’hui, les véritables films politiques sur la Russie ne sont pas produits par la Russie.

Et maintenant ?
Actuellement, les plus grandes sociétés de production russes ont à leur tête des réalisateurs de talent. Certains ont abandonné leur premier métier pour mener une véritable politique de production (Rodnianski, Sélianov, par exemple [19]) ; d’autres ont décidé de produire leurs propres films et produisent aussi ceux des autres (comme Valéri Todorovski, Larissa Sadilova, Gleb Panfilov, Nikita Mikhalkov). C’est, pour une grande part, grâce à l’action éclairée de ces réalisateurs-producteurs que le cinéma russe a pu renaître de ses cendres au milieu des années 1990. C’est de ces hommes et de ces femmes que l’on attend, au début des années 2010, un nouvel élan créateur.



[1] Un jury exceptionnellement riche, présidé par Robert de Niro, comprenait Hanna Schygulla, Miklos Jancso, Tenguiz Abouladzé, Soulei Ben Barka, Alexandre Mnouchkine, Antonio Gadès, Roustam Ibrahimbekov, Gian-Luigi Rondi, Tchen Sioulaï, Alberto Isaak.
[2] Une Commission des conflits, animée par le critique Andreï Plakhov et le réalisateur Elem Klimov, avait été créée en 1986 et chargée d’examiner tous les films soviétiques interdits et d’organiser leur sortie.
[3] Alors qu’elle plafonnait à 150, téléfilms compris, durant les années Brejnev.
[4] À l’exception de Mikhalkov, qui tira son épingle du jeu en créant immédiatement sa propre société de production, Trité.
[5] Les Russes qui virent le film en retinrent surtout la scène finale où une femme fixe la caméra en déversant un torrent d’injures grossières et jamais prononcées dans le cinéma russe.
[6] Tous deux grands maîtres de la comédie péréstroïkienne.
[7] Auteur de La Russie en 1839, à lire absolument.
[8] Et avec lui une grande partie de l'école balte de documentaire, parmi lesquels Youris Podnieks. auteur du fameux Est-il facile d'être jeune, (1987) dont la démarche était aussi le rapprochement entre les générations.
[9] Voir les belles variations de Mikhalkov sur le thème du miroir dans Les yeux noirs, film "russe" produit par l'Italie.
[10] Les producteurs occidentaux invitèrent systématiquement les lauréats des festivals à tourner des « remakes » en couleurs de leurs premiers films noir et blanc, ce qui eut pour effet d’étêter le cinéma russe et celui des ex-républiques soviétiques : après un ou deux films passés inaperçus, ces artistes en formation se sont souvent retrouvés sans voix (ce fut le cas de Kanevski, Khoudoïnazarov et de bien d’autres, à l’exception de Pavel Lounguine, de retour dans sa patrie depuis 2005). Preuve que le génie russe ne se suffit pas de gros budgets, il lui faut une richesse plus précieuse : le temps.
[11] Où le cinéma a presque complètement disparu, ses auteurs ayant fui, eux aussi. Parmi eux, deux Ouzbeks, Timour Bekmanbetov et Djanik Faïziev ont réalisé en Russie les deux plus gros succès des années 2000 en Russie : Night Watch et Le Gambit turc.
[12] Voir aussi le succès d’une organisation de jeunes comme “Nachi” (“Les Nôtres”), qui a pour vocation de soutenir Poutine et combattre toutes les oppositions.
[13] Mais peut-être aussi parce que les convictions politiques non consensuelles ne sont pas encouragées, en Russie.
[14] Notons au passage que le cinéma occidental profite également de ce modèle : quand il emploie une actrice russe, c’est pour sa beauté et non pour ses qualités de comédienne.
[15] « La femme russe arrête un cheval au galop, entre dans une izba en flammes… »
[16] Personnage qui symbolisait déjà la Russie authentique et impérissable chez Soljénitsyne, dans sa nouvelle La Maison de Matriona (1963).
[17] Voici la répartition annoncée des subventions d’État aux productions cinématographiques pour 2010 (budget de plus de 4 Milliards de roubles) classées en trois catégories :
- Films « de première importance », c'est-à-dire véhiculant les valeurs patriotiques et morales ;
- Projets montés par les plus grandes sociétés de production ;
- Autres projets parmi lesquels les films à petit budget : films d’auteur, d’animation et documentaires.
[18] Saluons à ce propos le courage du jeune réalisateur Pavel Bardine, dont le film Russie 88 (2008), décrit la vie quotidienne d’un groupe de jeunes fascistes filmée comme dans un documentaire amateur.
[19] Sergueï Selianov n’a plus réalisé après 1995. Alexandre Rodnianski a abandonné la réalisation de documentaires après le tournage d’Adieu, URSS. Ce sont deux des principaux producteurs russes, hommes de grand talent, mais très différents.

 

Marilyne Fellous, historienne du cinéma russe

 

Ce texte a été écrit pour présenter la rétrospective de cinéma russe Je me balade à Moscou organisée par le Festival International de Films de Fribourg (13-20 mars 2010)