Françoise Navailh : "Quand passent les cigognes"

 

Quand passent les cigognes :

histoire d'un malentendu

 

Par Françoise Navailh, historienne du cinéma

 

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En 1958, l'U.R.S.S. décroche la Palme d'or à Cannes avec Quand passent les cigognes de M. Kalatozov. Tous fêtent la réussite de ce cinéaste inconnu. La critique voit là l'œuvre d'un jeune Russe émancipé. Rohmer y retrouve pêle-mêle les influences de Welles, Ophuls, Visconti et de l'Actor's Studio. «Remué par la nouveauté du ton », il encourage le cinéma soviétique à persévérer car il n'a ainsi «rien à perdre et tout à gagner en votant son intégration totale et définitive dans le système occidental»[1]. Cette opinion typique prouve une méconnaissance profonde du pays, de son cinéma et donc des enjeux du film. Kalatozov n'était ni jeune ni russe ni même cinéaste à part entière.

Né en 1903, il avait alors 54 ans et 11 films à son actif. Ses débuts remontent à 1923 dans son Caucase natal où il fut opérateur, décorateur, acteur puis metteur en scène et directeur de studio. À partir de 1938 le Géorgien Kalatozichvili travaille à Leningrad puis Moscou. Entré au P.C.U.S. en 1939, c'est aussi un grand fonctionnaire du Parti et de l'État qui concilie responsabilités et tournages. Ceci pour l'homme. Quant au fond et à la forme, le film doit tout à l'U.R.S.S. présente et passée et à la trajectoire personnelle de ses auteurs, le cinéaste Kalatozov et le scénariste V. Rozov. C'est une œuvre complexe et contradictoire comme le Dégel lui-même dont il devient le symbole.

Les Cigognes illustrent bien le nouveau regard sur la guerre : tonalité grave, doutes, questions, réponses nuancées. Après le héros-incarnation des masses guidées par le Parti, voici le héros individuel. Au lieu du Stratège génial, des soldats en déroute. Même pas d'Allemands, nazis ou non. De lutte idéologique, la guerre se transforme en épreuve morale pour les combattants et l'arrière. Le film adapte une pièce de V. Rozov Vetchno jivyé (Éternellement vivants). Le sujet en bref : deux amoureux, Boris et Véronique. La guerre éclate. Boris s'engage. Désespérée par l'absence de lettres et la mort de ses parents, Véronique épouse le cousin de Boris, Marc. Ils sont évacués en Sibérie. Le couple se déchire et se sépare. Véronique attend Boris. Mais il est mort.

Par rapport à la pièce, le nombre des personnages a été réduit et l'action aérée. Les scènes les plus spectaculaires sont nouvelles : les amoureux à l'aube, le départ des volontaires, la mort des parents de Véronique, la séduction de Véronique par Marc, la mort de Boris au front, le suicide de Véronique, le retour des soldats en 1945. Mais suppressions et innovations ne font que creuser les données latentes de la pièce.

L'intrigue sentimentale reprend Guerre et Paix de Tolstoï. D'ailleurs les cadres historiques se font écho : de la Guerre patriotique de 1812 à la Grande Guerre patriotique 1941-1945. Une héroïne très amoureuse, Natacha Rostova / Véronique, quitte son fiancé, le prince André / Boris — lequel meurt illico à Borodino / Smolensk, pour un être vil, Anatole Kouraguine / Marc, sur fond de musique sophistiquée, opéra / concerto. Ce nouvel amour déçoit. S'ensuit une tentative de suicide par poison / train. Mais si Natacha aime à nouveau, Véronique ignore l'amour timide de Volodia. Et comme dans les meilleurs mélos, le fatum joue ici un grand rôle : occasions manquées, malentendus, lettre perdue retrouvée... Ce recours aux classiques permet une image plus traditionnelle de la femme, loin des guerrières des films de 1943-1945. Il facilite l'emploi de notions chrétiennes : faute, culpabilité, chute, repentir, pardon. Quand Véronique court se jeter sous un train, églises et croix sont très visibles à l'arrière-plan.

La trahison de Véronique entraîne la mort de Boris. Le montage insiste. Pendant une alerte aérienne, Marc séduit Véronique. Travelling vers la gauche des jambes de Marc portant Véronique évanouie et piétinant des débris de verre ; tête renversée de Véronique sur cri muet ; travelling vers la droite de bottes de soldats pataugeant dans la boue. La balle d'un ennemi invisible abat Boris quand il prononce le mot «mariage». Pendant l'agonie, il «voit» ses noces avec Véronique. Il meurt. Suit l'annonce du mariage de Marc et Véronique. Fidélité et mort ont des rapports de cause à effet. Ce qui renvoie au célèbre poème de Constantin Simonov, publié en janvier 1942 à la une de la Pravda : «Attends-moi et je reviendrai. / [...] Celles qui n'auront pas attendu / ne comprendront pas / qu'au milieu du feu / Par ton attente / Tu m'as sauvé.» On mit ces vers plusieurs fois en musique. Un film en fut même tiré en 1943. Récompense pour les patientes, châtiment pour les faibles. Après le discours stigmatisant les méprisables femmes infidèles, Véronique tente de se suicider[2].

Mais cette pécheresse a pourtant notre sympathie. Elle éveille même la compassion. Le film lui donne quelques excuses avec le viol par Marc. Elle se rachète par son dévouement d'infirmière, «sœur» en russe, et sa maternité adoptive. Prête à se jeter sous le train, elle tire un orphelin des roues d'un camion. Il s'appelle Boris ! Elle sauve son corps, il sauve son âme. On la voit sourire pour la première fois depuis le départ de l'aimé. Elle quitte l'infâme Marc, se consacre à l'enfant et devient chaste. Tout au long du film, ses vêtements passent d'ailleurs du gris au noir puis au blanc épuré. Non à Éros, oui à Hyménée[3]. Les mêmes couples sont montrés éplorés dans la scène des adieux et heureux dans la scène du retour. Le même abat-jour vieillot à franges décore les appartements de Boris et de Véronique, pôles d'amour filial et conjugal. Ces deux foyers sont détruits : les parents de Véronique meurent dans un bombardement ; Marc viole Véronique pendant une alerte aérienne. Elle perd ses repères jusqu'à l'adoption de l'enfant et le pardon du père de Boris.

Donc le film exalte Travail, Famille, Patrie socialiste. Ce sont des valeurs patriarcales. Ce retour au XIXe siècle est un adieu à l'émancipation féminine. Car il y a une autre femme : Irina, la sœur de Boris. Une vraie amazone de choc. Sèche, raide, intransigeante, dévouée, elle revêt l'uniforme dès juin 1941, opère à tour de bras le jour dans un hôpital évacué, étudie le soir et n'a aucune vie privée. De nombreux plans l'associent à une épaisse vapeur, expression de l'énergie sexuelle sublimée. Bref, un modèle de vertu. Mais quand Véronique ramène le petit Boris, elle panique. Sa science et son militantisme parfait ne lui servent à rien. À la Vierge rouge, le gamin préfère une Eve trop humaine. Le film souligne au début la féminité de Véronique, ses formes épanouies, sa sensualité. Elle embrasse Boris, le touche, le chahute. Son monde chaleureux a les dimensions étroites de son logis. Boris choisit le Devoir et devance l'appel pour le front. Son père le lui reproche : «Hé, avoir 25 ans et être si bête ! [...] Tu cherches le romantisme ?»

Ce contraste, cette lutte entre l'élan romantique et le quotidien prosaïque évoquent l'univers du poète Maïakovski dont le dernier amour fut, coïncidence, Véronique Polonskaïa. Maïakovski est un lyrique exalté et engagé, un maximaliste déchiré entre la Révolution et la passion. Son portrait décore la chambre de Véronique. C'est là qu'a lieu la double explication décisive : elle demande presque Boris en mariage et lui décrit leurs toilettes — ce sera la vision de Boris agonisant ; là-dessus elle apprend son engagement, le prend comme une trahison de leur amour. Elle remet à plus tard leurs adieux. Mais elle arrive en retard et rate cet ultime rendez-vous. Véronique n'est pas à la hauteur de l'époque.

Boris, lui, est pur sacrifice. C'est une figure christique : modeste, intègre, pudique. Il n'ose appeler Véronique sa fiancée. Jugeant son collègue plus utile à l'usine, il part à sa place pour la guerre. Il meurt en sauvant un camarade. Cet épisode, à l'exact milieu du film, lui donne son sens fondamental. Boris n'a même pas de tombe. Son corps repose dans la boue de Smolensk. Maïakovski s'est lui aussi souvent identifié au Christ et à son martyre salvateur. D'où son mépris pour les jouisseurs et les embusqués : «À vous donc, coureurs de filles et gourmets / donner sa vie pour votre seul plaisir ?[4]» Le père de Boris adresse quasiment le même reproche à Marc. Cette haine du petit bourgeois apeuré, dépassé par l'Histoire, rappelle la décennie héroïque des Soviets. Kalatozov et Rozov ont la nostalgie d'un temps où les rêveurs bâtissaient l'utopie, d'un temps enthousiaste et manichéen[5]. Un temps où Kalatozov et Maïakovski se connaissaient. La Géorgie les liait : Maïakovski y était né et parlait couramment le géorgien. Dès 1941 Kalatozov lui rend hommage dans Valéri Tchkalov où le pilote d'essai fait des loopings dédiés à un poème de 1920, 150 000 000.

Kalatozov chante les années vingt et ses audaces esthétiques. Les rouleaux de plans accrochés au mur de la chambre de Boris ressemblent à une figure suprématiste de Malévitch ou à un graphisme d'El Lissitsky. Après une longue interruption, Kalatozov reprend les recherches formelles du premier cinéma soviétique, libre et inventif. Le montage serré du suicide de Véronique vire à l'abstraction et lorgne du côté de Dziga Vertov. Certains angles comme les vues d'en haut rappellent les couvertures du LEF, la revue de Maïakovski et Rodtchenko dont S. Ouroussevski, l'opérateur des Cigognes, fut l'élève. Kalatozov procède aussi par auto-citation. Le fameux tournoiement des bouleaux pendant l'agonie de Boris vient directement du Sel de Svanétie (1930), son deuxième film. Dès 1925, alors qu'il n'était qu'opérateur, on notait chez lui des raccourcis audacieux, des effets d'ombre et de lumière, des travellings près d'acteurs marchant. Tenté par la virtuosité pure, Kalatozov fut obligé, au temps du réalisme socialiste triomphant, de s'assagir. Son troisième film, Un clou dans la botte (1932), fut interdit et trois scénarios refusés.

Il devint alors un créateur aux ordres et un apparatchik. De 1943 à 1945, il est délégué aux U.S.A. du Comité à la cinématographie. On ne confiait ces postes qu'à des gens sûrs, contrôlés et vérifiés[6]. De 1945 à 1948, il siège à la Direction du cinéma en U.R.S.S. Il commet en 1950 une Conspiration des vaincus, typique de la Guerre froide. Il fait également Tourbillons ennemis (1953, sorti en 1956) sur Dzerjinski contre Zinoviev...

Mais Staline meurt en 1953. Une page se tourne. Dès 1954, Kalatozov tourne son unique comédie Trois hommes sur un radeau qui a beaucoup de succès : trois hommes adultes réalisent leur rêve de descendre un grand fleuve libre maintenant que la Moscova est bordée de granit solennel. Ils s'étaient fait cette promesse enfants, trente ans auparavant, soit en 1924. L'année de la mort de Lénine.

Le film traduit un retour à Lénine, comme Khrouchtchev veut le retour aux normes léninistes. Dans les Cigognes, l'habituelle structure rigide en pyramide s'efface au profit d'individus autonomes. Le Parti se fait discret. Le père de Boris, responsable d'un hôpital évacué en Sibérie, est communiste mais rien ne l'indique. Quand les deux komsomoles utilisent la langue de bois pour féliciter Boris de son engagement, il les raille gentiment et les invite à la sincérité. Même si c'est anachronique, les intérieurs et les extérieurs sont vides du portrait du Guide. On ne voit qu'un petit buste de Lénine sur le bureau de Boris. Par son fameux serment, Staline avait juré de prolonger l'œuvre de Lénine mais l'avait dévoyée ; Staline avait embaumé Maïakovski en le sacrant «le poète le plus grand, le plus talentueux de notre temps» en 1936. Or la jeunesse du Dégel redécouvre le Père fondateur et le lyrique révolté[7]. Revenir à Lénine, c'est pour Kalatozov occulter Staline qui de fait est absent du film. Du moins de manière visible.

Une chanson stalinienne proclamait : «Comme on le sait, la terre commence au Kremlin.» Dans la scène d'ouverture, Boris et Véronique sautillent sur les pavés et suivent les lignes qui mènent au mausolée de Lénine sur la place Rouge, au pied du Kremlin. En 1957, nul n'ignore que Staline repose aux côtés de Lénine puisqu'il ne fut délogé qu'en 1961. Ce début montre un pays serein, calme et heureux. L'aube radieuse d'une journée splendide. Le générique commence et l'on entend quatre coups sonner à l'horloge du Kremlin, l'heure où Hitler a attaqué le 22 juin 1941. Personne ne le sait encore mais l'ennemi va ruiner cet univers paisible où règne l'invisible Staline. De plus le camarade de Boris, Stépane, engagé volontaire comme lui et témoin de sa mort, revient chargé de médailles et de gloire pour prononcer le grand discours final, la morale du film. Ce discours appartenait avant à Staline ou ses substituts : secrétaire régional, stakhanoviste etc. C'est un vibrant plaidoyer pour la paix, un rappel du sacrifice des soldats morts pour la vie. Une réplique de Tchapaev (1934) énonçait déjà cette vérité. Du haut de sa tribune, un Stépane moustachu la répète. Et le père de Boris, moustachu aussi, solide et vigilant, compréhensif et fort, offre une figure paternelle bonne. Sans père ni épouse, incarne-t-il un Staline idéal ?

Alors Staline tu et/ou amnistié ? A quelle strate temporelle appartient la note d'espoir de la fin : 1945 ou 1957 ? la Victoire ou la déstalinisation ? Pour tous les Soviétiques, la Victoire fut l'espérance d'un avenir meilleur, plus juste, plus humain. Or, dès 1946, les purges reprennent. Et la campagne contre les «cosmopolites apatrides» cache mal un antisémitisme violent en paroles et en actes : en 1948, assassinat de l'acteur S. Mikhoels et arrestation des membres du Comité juif antifasciste, fusillés en août 1952 ; affaire des Blouses blanches en janvier 1953. La mort de Staline le 5 mars 1953 empêche la déportation des Juifs qui se préparait. Haut responsable, Kalatozov participe forcément à cette politique. Mais de loin, sans zèle aucun8[8]. Il semble avoir su garder certaines distances. Son scénario refusé de 1936 est consacré à Chamil, ennemi juré de la Russie tsariste, et ne parle que de trahisons, vraies et imaginaires.

Néanmoins, les Cigognes de Kalatozov et Rozov sortent dans une période d'antisémitisme assoupi, après le pic des années 1948-1953, et il prépare à sa manière la nouvelle explosion qui suivit la guerre des Six Jours en 1967[9]. Le personnage antipathique du film s'appelle Marc. Donc il est juif. Ce musicien brun accumule les traits négatifs : égoïste — dans la guerre il ne voit qu'un obstacle à sa carrière ; lâche — il achète une dispense ; goinfre — toujours en train de manger et boire, le premier à se servir lors du repas dominical du 22 juin 1941 : un vrai pique-assiette ; matérialiste — prête sa veste à Boris puis lui demande s'il l'a déchirée. Bref, un parasite. On ne le voit jamais occupé à un travail sérieux mais dans la rue, chez lui, pianotant dans une soirée louche. Tandis que Boris creuse des tranchées, fignole des schémas industriels et meurt au combat. Cousin de Boris, élevé comme son frère (un seul mot en russe brat pour ces deux parentés), il verse dans l'ignoble en violant sa fiancée. On retrouve là le vieux stéréotype du Juif combinard, lubrique et traître potentiel. Sa beauté régulière, opposée au visage si russe dans sa lourdeur de Boris, émane de Satan. Dans la scène du viol, ses traits ciselés, ses yeux brillants, son visage noyé d'ombre évoquent le démon[10]. Marc est un corps étranger qui menace la cohésion du groupe russe, l'élément dissonant. Pour fêter le départ de Boris, il achète du vin que son oncle, le père de Boris, rejette avec dédain au profit de la vodka bien russe. Quand tous sont attablés, il est exclu du champ de la caméra. On ne voit que ses mains. Il n'entre dans le champ que pour porter malheur : «Tous ne reviendront pas...» Avant, il offre à Boris qui fait son paquetage une écharpe et la lui passe autour du cou comme un nœud coulant. Boris porte cette écharpe au moment de sa mort, quand Marc viole Véronique. En mourant, Boris «voit» son mariage : les mariés radieux descendent l'escalier ; Marc se précipite, bouscule et vient embrasser Boris sur la joue, c'est le baiser de Judas. Sous Staline, le félon était l'intellectuel, parfois juif. Pensons à Fanny Kaplan tirant sur Lénine, aux trotskystes etc. Ici il y a dédoublement. D'un côté Marc, de l'autre l'ingénieur binoclard dont Boris prend la place au front. Avec Marc, l'ennemi est un proche, un faux frère.

Le film force la noirceur de Marc. Mais Rozov, l'auteur de la pièce, en est le scénariste. Et Rozov est juif, me semble-t-il. Son attitude antisémite n'est ni neuve[11] ni unique. Dans la campagne anticosmopolite de 1949, un Marc Donskoï s'est distingué par son hystérie[12].

Les Cigognes contribuent à l'installation d'un climat malsain bien qu'encore feutré. Quand Kalatozov tourne le film, le théâtre Sovrémennik de Moscou répète deux pièces pour son ouverture : Vetchno jivyé de Rozov (à l'origine des Cigognes) et Matrosskaïa tichina de A. Galitch, auteur et scénariste à succès qui écrivit entre autres Trois hommes sur un radeau. Il commença sa pièce dans l'euphorie de mai 1945, la remisa pendant les années noires et la reprit après le XXe Congrès. À la veille de la générale, elle est retirée. On reproche à Galitch de magnifier un Juif, violoniste devenu lieutenant et mort au champ d'honneur. D'après l'apparatchik du Comité central, certes les Juifs ont souffert pendant la guerre. Mais enfin, d'autres peuples aussi. Tandis que « seuls les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses ont, les armes à la main, défendu leur terre ![13] » Autrement dit, la Trinité slave avec priorité pour les Russes selon le fameux toast de Staline du 24 mai 1945. L'unique mort visualisée des Cigognes, celle de Boris, va dans le même sens. Donc, trop de Russes sont morts et «certains» en ont profité. Il faut rétablir l'équilibre en offrant des droits prioritaires à la «population de souche» — korennoïé nassélénié, expression datant d'Alexandre III. Des idées et des dispositifs comme le numerus clausus, adoptés officiellement après 1967. Mais, dès 1957, Galitch ne peut pas représenter un Juif patriote se battant pour sa «Grande Terre», autre titre de la pièce, et marié à une Russe. «Bête et naïf», il avait tenté de montrer qu'en U.R.S.S. «la voie de l'assimilation était non seulement raisonnable mais encore la plus naturelle, normale, logique»[14]. Son David Schwartz choque, le Marc de Rozov est accepté.

Cependant, les Cigognes ne se limitent pas à un message national-communiste. Sinon la revue Octobre, nid de staliniens enragés, n'aurait jamais en 1962 insulté Kalatozov et massacré Quand passent les cigognes. Marc est un stalinien type. Ne dit-il pas : «Les chefs savent mieux que nous ce qu'il faut faire»? Le père de Boris et sa sœur Irina, médecins exemplaires, réhabilitent les Blouses blanches. La guerre est jugée monstrueuse : les écoles servent de casernes ou d'hôpitaux. On ne voit aucun enfant sauf l'orphelin Boris. Les gens sont injustement broyés. Et Staline n'a pas su empêcher ce désastre ; il a trahi son rôle de père protecteur. Véronique veut se jeter sous un train, symbole bolchevique du progrès. Kaganovitch avait proclamé Staline «mécanicien de la locomotive de l'Histoire» en 1939 pour son 60e anniversaire. Et quand Véronique demande au professeur d'histoire le sens de la vie, celle-ci ne sait quoi répondre alors qu'elle avait une formule-slogan prête dans la pièce. Sacrilège ! N'y aurait-il plus de finalité à la société communiste ?

Le film suivant de Kalatozov, la Lettre inachevée (1960) sur scénario de Rozov et lui-même, vire au pessimisme noir puisqu'il célèbre d'abord  l’Homo sovieticus et s'achève par sa défaite totale. Un groupe de géologues partis chercher des diamants dans l'hostile taïga perd son matériel, erre et affronte les éléments déchaînés : le feu, l'orage et la neige glacée. Tous meurent. D'abord le guide, musculeux prolétaire qui avait suivi à contre-cœur l'expédition (l'expérience ?), puis l'intellectuel à lunettes puis la femme et enfin le chef de la troupe, un Leningradien barbu. Dans le Sel de Svanétie, la rude nature était vaincue par la civilisation ; une route désenclavait la vallée isolée. Dans la Lettre inachevée, la nature triomphe — et s'en fiche ! D'où peut-être le titre : ces Cigognes indifférentes traversant le ciel de Moscou en 1941 et 1945, éternel retour des choses et/ou printemps trompeur.

Quoi qu'il en soit, Quand passent les Cigognes est un jalon. A première vue, c'est une tragédie d'amour sur fond de guerre. En fait c'est un adieu au romantisme révolutionnaire. Secrètement c'est un trouble devant Staline teinté d'antisémitisme[15].

Nouant avec force le XIXe siècle, les années vingt et le stalinisme, le film a des disciples inattendus. Les uns l'avouent : G. Chpalikov, scénariste de J'ai vingt ans (1964), le considérait comme un chef-d'œuvre absolu ; G. Panfilov et A. Kontchalovski reconnaissent lui devoir leur vocation. D'autres l'oublient. Mais on retrouve chez un Tarkovski la même ambiguïté vis-à-vis de l'héritage russe et soviétique, la même ambivalence devant le pouvoir, le même amour de la Russie. L'esthétique de son premier film l'Enfance d'Ivan (1962) doit beaucoup à Kalatozov : le marais où pataugent les soldats, les plans acrobatiques quand Kholine embrasse Macha au-dessus d'un fossé... D'ailleurs, le même acteur joue Stépane des Cigognes et Kholine. Et pour le fond, si Tarkovski avoue sa dette envers Dostoïevski, il néglige son empreinte soviétique. Pourtant l'école d'Eisenstein a laissé des traces. Le jeune fondeur de cloches d'André Roublev(1967), inspiré et impitoyable, rappelle jusqu'au vertige le Bolchevik en veste de cuir, le juste infernal.

On ne peut réduire comme Rohmer le meilleur cinéma soviétique au seul système occidental et l'apprécier uniquement en fonction de son degré supposé de disidence. Il s'agit d'abord et avant tout d'oeuvres à usage interne qui règlent des comptes personnels, éthiques et politiques. L'universalité est en plus.

 


 

[1] E. Rohmer cité dans le Cinéma russe et soviétique, Paris, Centre Georges Pompidou -L'Équerre, 1981, pp. 229-230.

[2] Ce n'est pas un hasard si l'autre grand rôle de T. Samoïlova, interprète de Véronique, est Anna Karénine (1967).

[3] Dans une interview de 1989, V. Rozov insiste sur ce point : «Je commencerais par ramener la femme au foyer. [...] La société a beaucoup gagné à l'émancipation des femmes... Mais [elle] y a aussi beaucoup perdu ; le foyer, la famille, cette assise de la société civile, se sont affaiblis exactement dans la proportion de temps, d'efforts et de sentiments que la femme consacrait au travail à l'extérieur.» (cité dans : N. Streltsova, Écrivains soviétiques et Perestroïka, Moscou, Éd. du Progrès, 1989, p. 168).

 

[4] «Вам» (A vous, 1915), in : V. Maïakovski, Œuvres en 3 tomes, 1.1, Moscou, Xudozhestvennaja literatura, 1978, p. 79.

 

[5] A. Guerman, plus jeune puisque né en 1938, exprime la même fascination pour les purs et durs des années trente, bourreaux et victimes, dans Mon ami Ivan Lapchine (1984).

[6] A. Kravchenko explique toutes les étapes de cette sélection avant d'aller en mission aux U.S.A. en 1943 : J'ai choisi la liberté, Paris, SELF, 1948, pp. 228-238.

[7] Sa statue, érigée au centre ville en 1958, devient le point de ralliement de la jeunesse frondeuse. Cf. V. Boukovski, Et le vent reprend ses tours, Paris, Robert Laffont, 1978, pp. 138-139.

[8] Dans les souvenirs et récits consacrés à cette époque, son nom apparaît peu et dans un contexte neutre voire sympathique. Cf. M. Romm, Устные рассказы (Contes oraux), Moscou, Kinocentr, 1991, p. 94.

[9] Sur l'antisémitisme officieux et officiel de Staline à Brejnev, lire G. Svirskij, Заложники (Les otages), Paris, YMCA Press, 1974, 461 p., l'autobiographie de I. Ehrenbourg «Люди, годы, жизнь» (Les gens, les années, la vie), in Œuvres en 9 tomes, t. IX, Moscou, Xudozhestvennaja literatura, 1967, 797 p. ; et, pour le milieu du cinéma, Romm, op. cit., pp. 75-80, 93-101, 180-186.

[10] Réminiscence évidente du film de J. Protazanov Satan triomphant (1917).

[11] Cl. S. Ingerflom, « Les socialistes russes et les pogroms de 1881-1883 : idéologie révolutionnaire et mentalité antisémite», Annales, E.S.C., n° 3 mai-juin 1982, pp. 434-453.

[12] E. Levin, « Пять дней в 49-ом... » (Cinq jours en 1949), Искусство кино, 1990, n° 2, (pp. 93-101) pp. 98-99. Donskoï ne change pas d'attitude dans les années soixante-dix. Cf. V. Demin, « Розовая чайка » (La mouette rose), Киносценарии, 1993, n° 2, Moscou, Kinocentr, pp. 149-155.

[13] A. Galitch, Генеральная репетиция (La répétition générale), Francfort, Possev, 1974, pp. 171-172. Le livre contient le texte de la pièce, l'histoire de son interdiction et des éléments autobiographiques.

[14] Galitch, op. cit., p. 190.

[15] Xénophobie, méfiance envers l'Occident, croyance en un complot sioniste et désir de ramener la femme au foyer sont souvent liés et forment une chaîne d'idées. Cf. R. J. Bryn et A. Degtarev, «Anti-Semitism in Moscow : Results of an October 1992 Survey», Slavic Review, vol. 52, n° 1, print. 93, pp. 1-12, ici p. 11.

 

Françoise Navailh, 1995

 

Nous remercions Françoise Navailh d'avoir bien voulu nous autoriser à publier ce texte paru dans le livre De Russie et d'ailleurs, Mélanges Marc Ferro, Paris, 1995, pp. 61-68.

 

Fiche technique du film